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nétré ni aéré les profondeurs. Tel est le sol qu’on livre au pauvre cultivateur européen, et sur lequel, avant d’essayer aucune culture, il lui faut souvent consumer de longs mois à extirper d’odieux buissons dont la plupart sont impropres même à faire un combustible passable : triste situation, il faut l’avouer, surtout si on la compare à celle des colons d’Amérique, placés en face de ces grandes forêts où la seule difficulté est de pénétrer. Une fois entré la hache à la main, le colon américain tire de ses forêts d’abord les matériaux nécessaires à la construction de sa maison, puis des madriers gigantesques et des bois excellens, qui, embarqués sur quelque grand fleuve, vont se vendre chèrement dans les villes, enfin un sol engraissé par des couches séculaires de détritus végétaux et animaux. Le colon français en Afrique n’a rien de pareil. À la vérité, ce qui lui manque le plus, ce sont ces beaux fleuves d’Amérique, incomparables moyens de communication tout préparés par la nature. Ce qu’on nomme rivière en Algérie n’est rien de semblable : c’est un lit de sable pendant neuf mois de l’année, et un torrent indomptable pendant les trois autres. Sous ce rapport, c’est le ciel qui a été avare ; mais la maladresse humaine a beaucoup ajouté à cette faiblesse naturelle. Le déboisement systématique a sans mesure accru la sécheresse du sol pendant la saison chaude ; puis, quand viennent les pluies torrentielles de l’hiver, les sources, taries la veille et grossies le lendemain, ne rencontrent plus aucun des obstacles destinés à prévenir leur débordement. De là ces inondations subites qui emportent tout devant elles, cultures, travaux d’art, chaussées, ponts, transforment les plaines en marais d’eau stagnante, suspendent toute communication et rendent toute voirie régulière impossible. Tel est en Algérie le résultat de dix siècles de soumission à des con-quérans à demi civilisés. Mieux vaudrait cent fois, pour le sol de l’Algérie, avoir été possédé par des sauvages vivant du produit de leur chasse que d’être tombé entre les mains de cultivateurs comme les Arabes[1]. Le passage du premier au second degré de civilisation lui a été extrêmement funeste, et l’on peut affirmer que sur cent dépenses imposées au colon qui veut mettre en culture le sol africain, s’il y en a une destinée à suppléer aux biens que Dieu ne lui a pas donnés, il y en a quatre-vingt-dix-neuf dont le but est de réparer le mal que les hommes lui ont fait.

Ce mal ne serait pourtant pas encore si grand, ni surtout si difficile à

  1. Cette opinion est celle de l’écrivain qui a peut-être étudié avec le plus de soin les conditions agricoles de l’Algérie, et dont les observations, déjà anciennes, ont été presque toutes confirmées par l’expérience. « Il est certain, dit M. Moll (Colonisation et Agriculture de l’Algérie, t. Ier, p. 135), que l’Algérie serait beaucoup plus fertile et présenterait notamment une tout autre végétation forestière, si elle était restée quelques siècles déserte ou habitée seulement par un peuple tout à fait sauvage. »