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naturelle des années s’est joint l’effet d’une direction plus intelligente dans les choix venus de la métropole : sous l’influence de chefs pleins de vertus et de lumières, la magistrature et le clergé ont repris dans la considération publique la place légitime qui leur appartient. Tout ce progrès, auquel le dernier gouverneur-général en particulier a très efficacement concouru, n’a peut-être pas été généralement assez apprécié dans les rangs inférieurs de l’armée, c’est-à-dire dans ceux où les rapports, avec les populations sont journaliers. Là, je ne sais quelle habitude de hauteur est restée inhérente à l’uniforme, et l’usage n’est point encore passé d’envelopper toute la population civile dans quelques expressions dédaigneuses. J’ai entendu sortir moi-même ces expressions de bouches rieuses, tandis qu’elles allaient enfanter dans des cœurs honnêtes d’assez amers ressentimens. Ce vocabulaire du mépris, les Arabes, sincèrement dévoués au culte du sabre et de plus passés maîtres dans l’art de flatter, se chargent eux-mêmes de l’enrichir. Il faut voir de quel air ils aiment à laisser tomber de leurs lèvres ce nom de mercanti, le seul qu’ils appliquent indistinctement à tout ce qui n’a pas l’épée au côté ! Il faut les voir surtout quand un officier est là pour les entendre ! Les officiers s’égaient de ces qualifications, et j’en ai ri plus d’une fois avec eux ; mais si je n’eusse été là de passage, humble mercanti que j’étais, je n’aurais peut-être pas ri d’aussi bon cœur.

Cette considération ne paraîtra frivole qu’à ceux qui ne savent pas qu’entre Français la vanité est la chose du monde la plus sérieuse, surtout quand on a le malheur de l’offenser. Une autre source de dissentiment entre la population civile et l’armée, latente aussi et visible seulement dans ses effets, se trouve dans la condition même des populations dont le gouvernement est resté exclusivement réservé au pouvoir militaire. C’est à l’armée, avons-nous dit, qu’a été spécialement dévolue l’administration de toute cette partie de la société arabe qui vit encore à l’état de tribu. En acceptant cet héritage des mains des Turcs d’abord en 1830, puis d’Abd-el-Kader après la pacification de 1848, les chefs militaires ont pris le parti très sage de ne point tenter dans le régime intérieur de la tribu une réforme prématurée, et d’accepter les cadres de la société arabe comme le temps les avait faits et comme la fortune les leur livrait. Ils se sont réservé seulement les prérogatives de la suzeraineté politique, en laissant à la tribu elle-même sa constitution, son organisation et sa police. Ils désignent, au nom de la France, les chefs qui, sous des titres et avec des attributions diverses, commandent à une ou à plusieurs de ces petites associations ; ils fixent le montant de l’impôt, ils exercent la haute justice criminelle et capitale. Pour