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que cette différence. Il arrive tout prêt à s’indigner au nom de l’humanité outragée contre les rapines d’un Verrès et d’un Pizarre traitant les vaincus sans merci ni miséricorde. On lui demande la même colère, mais au nom du patriotisme blessé par la complaisance coupable que témoigne tel chef de bureau arabe en faveur, de tel kaïd ou de tel aga, et aux dépens de ses propres concitoyens.

J’ai plusieurs raisons pour ne point examiner en ce moment la valeur de ces griefs contraires. La première, c’est que l’ordre des idées les ramènera bientôt presque tous sous ma plume, en me permettant d’en mieux faire comprendre l’origine et la portée, et par conséquent de mieux faire la part entre la vérité et l’exagération. La seconde, c’est que toutes ces accusations seraient aussi conciliables entre elles et aussi fondées en fait qu’elles sont excessives et contradictoires, elles n’enlèveraient pas encore aux bureaux arabes le mérite (le seul que je tienne à établir ici en ce moment) d’avoir été les véritables instrumens de la conquête. Toutes les malversations qu’on leur prête seraient avérées, qu’il serait toujours vrai que sans eux il n’y aurait aujourd’hui en Algérie aucun gouvernement régulier des populations arabes. À moins de supposer, par la plus ridicule des hypothèses, qu’on eût pu établir au fond de chaque gorge de l’Atlas et au centre de chaque oasis du désert un sous-préfet, un juge de paix et une brigade de gendarmerie, il faut bien reconnaître que l’établissement d’un corps administratif militaire était le plus heureux tempérament qu’on pût apporter à la dureté indispensable de l’état de siège. Sans l’institution qui a ainsi attaché et en quelque sorte fait prendre racine sur le sol d’Afrique à une partie qui n’est pas la moins distinguée de l’armée française, nous n’aurions aujourd’hui sur la face de nos possessions algériennes que des officiers et des soldats changeant d’année en année par la mobilité même de notre système de recrutement et d’avancement, les uns sortant des plaines de la Beauce et les autres des garnisons de l’Alsace, débarqués d’hier et prêts à se rembarquer le lendemain, toujours dépaysés, toujours surpris, ne sortant jamais ni du provisoire ni de l’inconnu. Si notre pouvoir a pris en Afrique le caractère de la stabilité et l’autorité de la permanence, si nous voyons clair et pouvons marcher droit sur un sol qui était hier couvert de broussailles et de ténèbres, si l’intérieur d’une tribu arabe nous est aujourd’hui à peu près aussi bien connu que celui d’un canton français, si nous pénétrons dans le dernier détail et toutes les passions qui l’animent et toutes les rivalités qui la divisent, si l’on peut lui nommer un kaïd et estimer ses recettes et ses dépenses en connaissance de cause tout aussi bien qu’un préfet désigne un maire et contrôle un budget municipal, si nous suivons à la trace un brigand