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transportait sur le navire où il a rendu à Dieu son âme mûrie au feu des héroïques sacrifices. J’ai su de sa mort uniquement ce que m’ont raconté quelques officiers qui suivirent sa fortune. Fidèle à la loi que je me suis imposée de décrire les seuls événemens qui se sont passés sous mes yeux, je garderai le silence sur la scène à la fois funèbre et radieuse dont la Mer-Noire fut le théâtre ; mais je crois pouvoir sans témérité, sans orgueil, rendre un rapide hommage à l’homme qui, le premier, m’a fait entendre le canon, et le canon victorieux de la France, sur un champ de bataille européen.

Le maréchal Saint-Arnaud était l’un de ces hommes à qui semble confiée la tradition de cet esprit à la fois puissant et léger, net, ferme, positif, pratique et pourtant enthousiaste jusqu’à la poésie, que l’on appelle l’esprit français. Tout en lui était marqué au caractère de cette force violente et généreuse, capricieuse et sensée, qui est en possession d’imposer ses lois à l’Europe, en même temps séduite et irritée. Il s’est raconté lui-même dans des lettres destinées à rester parmi les œuvres les plus vives de cette littérature familière qui est une de nos richesses nationales. Avec la verve et la grâce de sa franchise, il parle d’une jeunesse que va faire oublier pour toujours sa fin, où l’environnera ce qu’il y a de plus glorieux et, si l’on peut s’exprimer ainsi, de plus rédempteur dans la guerre. Pour ma part, une chose m’a frappe : c’est, à travers toutes les phases d’une existence où le danger et l’aventure sont continuellement aimés, fêtés, choyés, traités comme deux hôtes aimables et précieux, un sentiment profond, énergique et digne de cette discipline sociale, sans laquelle s’évanouit tout l’ordre de l’honneur et de la grandeur militaires. Ainsi, quand arrive la révolution de février, cet homme, dont l’âme et la vie avaient semblé jusqu’alors choses si gaies et si audacieuses, est saisi d’une tristesse immense. Le maréchal de Saint-Arnaud porte cette tristesse en Afrique, et avec un art connu des cœurs intrépides il la tourne au bien du pays, car il en fait un aiguillon de plus qui le pousse au-devant des périls. Sous l’empire d’une incessante activité, cette nature reprend bientôt ses allures coutumières de féconde et entraînante expansion. Revenu en France à une heure décisive, arrivé tout à coup au faite des grandeurs terrestres, le maréchal Saint-Arnaud fera-t-il alors ce que j’ai envie d’appeler ses preuves de noblesse immortelle, c’est-à-dire saura-t-il montrer que son âme n’était point rivée à la chaîne des ambitions vulgaires, que là précisément où les frivoles et grossiers désirs placent leur but, il a salué un point de départ pour l’amour des nobles et sérieuses splendeurs ? L’entreprise où il a succombé est la réponse à ces questions. Comblé de tout ce qu’on appelle les biens de ce monde, il part pour une terre lointaine en emportant avec lui une maladie implacable, dont les soins du foyer auraient pu seuls