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que le maréchal Saint-Arnaud faisait des adieux définitifs à l’armée. On nous lut ce bel ordre du jour qui provoqua en Crimée un viril attendrissement. Le maréchal avait hâte d’arriver à Balaclava, où il devait s’embarquer pour la France. Le détachement des spahis tout entier reçut l’ordre de l’escorter. La voiture qui portait ce glorieux malade se mit en route par une matinée un peu brumeuse. Les chemins que nous étions obligés de suivre offraient parfois de fâcheux accidens de terrain ; alors les spahis mettaient pied à terre et soulevaient la voiture pour épargner au maréchal l’irritante souffrance des cahots. En ces instans, notre voyage prenait un aspect cruellement triste. Le chariot délabré où gisait celui qui tout récemment encore était à cheval en avant de nous ressemblait à un char mortuaire. Les hommes à manteaux flottans qui soutenaient cette sorte de litière avaient l’air de porter un cercueil. Sans les pénibles pensées qui ce jour-là régnaient de droit sur mon esprit, l’aspect de Balaclava m’aurait charmé. Il y a dans cette partie de l’Espagne qui touche à nos frontières un humble port de mer appelé le Passage, où s’embarqua autrefois le marquis de Lafayette pour aller offrir à une nation jeune et altière sa chevaleresque épée. Le Passage est tout à fait semblable à Balaclava. Sur ces deux points du globe, séparés l’un de l’autre par tant d’espaces, les montagnes et la mer contractent une même alliance. La Mer-Noire forme à Balaclava ce que l’Océan forme au Passage, une vallée étroite et profonde où l’on peut voir l’étrange spectacle de vaisseaux dominés par de grands arbres, engagés entre des hauteurs verdoyantes d’où le chevrier et ses chèvres les regardent passer.

À l’entrée de Balaclava, du côté de la mer, sur la plus haute cime, s’élève un grand château démantelé ayant cette fière et sombre attitude que gardent tous les débris du moyen âge. C’est un château construit autrefois par les Génois. Ces gens intrépides avaient poussé jusqu’en ces lointains parages la course aventureuse de leurs navires, et ils avaient accroché à ces sommets battus par les flots le nid de pierre où s’établissait aux temps féodaux quiconque avait des ailes et des serres. La maison que l’on avait préparée pour le maréchal était au flanc d’un rocher, à l’extrémité du village. Un escalier en bois conduisait au seuil de cette humble demeure, sorte de chalet négligé et solitaire, qui n’était pas dépourvue cependant d’une grâce affligée en harmonie avec les poétiques tristesses qu’elle rappellera désormais. On transporta le maréchal dans une petite chambre où il passa la nuit. Le lendemain, on nous apprit qu’il s’embarquait. Ce dernier asile où ait dormi sur la terre celui qui allait expirer si loin de son pays, au milieu d’une mer presque inconnue, est pour moi le souvenir suprême d’une vie que la mienne a obscurément côtoyée. Je n’ai pas aperçu le maréchal pendant qu’on le