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que les peuples prennent à des heures désespérées. Les Russes coulaient cette flotte, leur orgueil, le résultat pour eux de si patiens et de si ingénieux efforts. Ils transformaient leurs vaisseaux en barricades sous-marines destinées à fermer leur port. Cet acte de farouche énergie, qui mettait à néant tout projet immédiat d’attaque combinée entre nos troupes de terre et de mer, décida de notre marche du lendemain.

J’ai su depuis ce qu’il y avait dans cette marche de hardiesse militaire ; elle, m’intéressa surtout au moment où elle s’accomplit par les pays qu’elle me fit parcourir. Pour aller sur Balaclava, en prêtant audacieusement notre flanc à l’armée russe, il fallait s’engager dans cette vallée du Belbeck, toute remplie d’arbres séculaires, et cependant d’un aspect plein de douceur. Les forêts ont mille physionomies différentes, comme tous les êtres et toutes les choses de ce monde. Il en est de sauvages, de terribles, où l’on croit à chaque instant que va résonner le rugissement de quelque bête formidable. Il en est d’aimables, de paisibles, que l’on sent uniquement destinées à des hôtes inoffensifs et gracieux. Phénomène plus étrange encore ! il y a des forêts demeurées païennes, où circule, sur les vagues sonores d’un air obscurci par d’immenses ombres, l’antique terreur des bois sacrés ; puis je sais des forêts chrétiennes et chevaleresques où l’on éprouve bien une émotion, mais l’émotion souriante d’un rêve sans crainte, où l’on est sûr, si l’on doit rencontrer des êtres surnaturels, de ne voir apparaître que ces fantômes amnistiés même par la foi rigoureuse du moyen âge, des sœurs d’Urgande et de Morgane, ou bien ce bon, cet honnête cerf de saint Hubert portant une croix au front, entre les branches gigantesques de son bois. Malgré les ombres païennes qui sont en droit de hanter l’ancienne Chersonèse, surtout aussi près du plateau où Iphigénie fut immolée, les forêts du Belbeck ont une poésie de fées, de châtelaines et de cor enchanté. J’ai passé une journée heureuse à traverser ces beaux lieux.

La journée du lendemain fut encore remplie pour moi d’attrayantes songeries, mais seulement à ses débuts. Malheureusement en campagne il y a mainte aspérité à laquelle s’accroche et se déchire tout à coup la robe des songes. Cette marche, qui, pour le soldat lui-même, avait été un plaisir, eut une triste issue ; elle nous conduisit presque au milieu de la nuit à un détestable bivouac. L’eau manquait, et les bagages, égarés dans de sombres sentiers, ne parvenaient pas à nous rejoindre. Le troupier ne pouvait pas faire sa soupe. Nombre d’officiers n’avaient même pas un morceau de biscuit à rompre. J’étais parmi ces derniers. Assis aux pieds de mon cheval, dans une désespérance absolue de souper et de gîte,