Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/293

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ici. Je raconte la guerre comme je l’ai vue, comme je l’ai faite, dans le rang où le sort m’a placé. Ce que j’appelle au jour, c’est le témoignage de mes yeux et de mon cœur : je redemande à ceux-là tout ce qu’ils ont vu, à celui-ci tout ce qu’il a ressenti. Le lendemain de la bataille de l’Alma, on célébra la messe sous une tente, dans le bivouac du maréchal. Cette tente, occupée par l’autel, laissait peu de place aux assistans. Je me tenais en dehors, et j’apercevais seulement par derrière le victorieux de la veille. Deux choses me frappèrent et m’émurent chez l’homme que j’examinais : le recueillement de son attitude, l’empreinte de la mort répandue dans tout ce que je voyais de sa personne. Il y avait déjà dans ce cou et ce dos inclinés cet affaissement funèbre qui dénonce les corps prêts à se transformer en dépouilles terrestres ; seulement, là où on sentait la défaillance, presque l’absence des forces humaines, on sentait aussi la présence d’une force divine. Le maréchal priait ; il priait avec sincérité, avec ferveur, de cette prière, qui est elle-même un présent de Dieu, le secret qu’il nous enseigne pour le vaincre. On voyait que l’âme du vainqueur de l’Alma était appliquée tout entière à cette suprême victoire.

On passa sur le champ de bataille quelques jours, consacrés à évacuer les blessés, à renouveler les vivres, à s’occuper enfin de ces mille détails qui sont les nécessités de la guerre, et bien souvent l’irritation, le désespoir même des génies guerriers. Le 23 septembre au matin, on se mit en marche. Les spahis et un escadron de chasseurs d’Afrique qui, à la bataille de l’Alma, avait été détaché auprès du général Bosquet, formaient l’avant-garde. Nous éclairions à une si grande distance, que plus d’une fois nos régimens d’infanterie, en apercevant se détacher sur l’horizon les silhouettes agrandies de nos chevaux, crurent à la présence d’une cavalerie ennemie ; mais l’armée russe avait opéré une retraite bien complète, et nul combat, nulle escarmouche, n’inquiétèrent notre marche. Vers le milieu de la matinée, nous arrivons sur les bords de la Katcha ; nous franchissons cette rivière, qui forme avec l’Alma et le Belbeck trois lignes parallèles de défense entre Sébastopol et nous. Le pays où nous nous établissons est ombragé ; le climat en semble doux ; la Mer-Noire, assez mélancolique d’ordinaire, est presque riante dans ces parages. Cette région nous fait comprendre la grâce italienne que les Russes trouvent à la Crimée.

Dans cette journée du 23, nous avions entendu de longues et sourdes détonations du côté de Sébastopol. Nous avions bien reconnu la voix du canon ; seulement ce canon ne ressemblait pas à celui d’une bataille : il avait quelque chose de solitaire, de lugubre et de désolé. C’est qu’il annonçait en effet un de ces partis violens