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pouces au-dessous d’eux s’étend l’immense et sombre empire de l’égalité. Toutefois je ne sais pas si je serai jamais appelé à voir rien de plus profondément touchant que le spectacle dont je fus alors le témoin. Ce vainqueur gisait sur le théâtre de son succès, engagé déjà dans la mort presque aussi avant que les cadavres dont il était entouré. Loin d’abaisser notre triomphe ; loin d’humilier notre gloire en la marquant au front de poussière, cette agonie me semblait, au contraire, donner quelque chose de plus grand, de plus idéal encore à notre victoire. Elle la montrait planant au-dessus de tous, fille immortelle d’êtres périssables. Le maréchal, du reste, avait une âme à comprendre cet ordre de pensées, et en ce moment, j’en suis certain, quelle que fût sa souffrance, il était heureux. Aux premières heures de la journée, quand le canon retentit sur les hauteurs où nos soldats et notre drapeau venaient de monter, il s’était retourné vers son état-major, et se découvrant avec cette grâce qui par instans a le caractère et la puissance de l’enthousiasme : « Messieurs, avait-il dit, cette bataille s’appellera la bataille de l’Alma. » Maintenant il était couché entre des morts, semblable à un mort lui-même ; mais il voyait vivante et debout la victoire qu’il avait nommée.

Je voudrais en finir avec mes impressions de cette journée, que je n’aurais pas cru retrouver si abondantes et si vives. Je m’aperçois que rien ne s’est effacé de mon esprit, des tableaux mouvans et variés qui ce jour-là l’ont occupé. Ainsi, pendant ces tristes heures, où le maréchal était étendu sur la terre, je me rappelle du côté de la mer un immense et splendide pan de ciel où le soleil se couchait. Je ne sais quel nuage ardent, quelle vapeur enflammée formait, sur un fond de sombre azur, une immense figure d’or aux contours vigoureux et nets. Cette figure, appartenant à cet étrange et confus musée du ciel si cher aux enfans et aux poètes, me pénétrait d’une admiration religieuse et attendrie. Elle ne me semblait pas un accident de l’atmosphère, un jeu fortuit de la lumière et des nuées ; je trouvais qu’elle avait l’air d’une manifestation divine. En tout cas, cette splendide et mystérieuse image, quels que soient son sens et sa valeur, est entrée en moi, je l’y retrouve, et puisqu’elle fait partie de mes souvenirs, parmi tous les fantômes que je conjure, j’évoque ce fantôme céleste.


V

L’armée française bivouaqua plusieurs jours sur le champ de bataille. Aurait-on pu poursuivre les Russes et entrer avec eux dans Sébastopol ? C’est heureusement ce dont je n’ai point à m’occuper