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on ne pouvait s’empêcher de trouver quelque chose de stérile à cet immense sacrifice d’hommes et de chevaux qu’un moment de rapide élan eût évité. Nos troupes firent un mouvement vers la gauche. Le maréchal Saint-Arnaud voulait se diriger vers ses alliés et prendre les Russes entre deux feux. À l’instant même où ce mouvement s’exécutait, le drapeau britannique avait la gloire et l’heureuse fortune du nôtre. L’armée anglaise avait atteint son but ; tout en marchant comme la statue du commandeur, elle était venue poser sur son ennemi sa main puissante. La défaite était complète pour les Russes, et l’on vit bientôt se retirer dans un lointain horizon de longues colonnes, d’où ne sortait plus qu’à de rares intervalles la fumée d’un coup de canon. Nos batteries envoyèrent encore quelques boulets dans ces masses, et, lorsqu’elles devinrent tout à fait confuses, on eut recours, pour les atteindre, aux fusées. A la grande satisfaction de mes spahis, pour qui ce spectacle était une féerie entraînante, les fuséens vinrent dresser leurs longs chevalets garnis de ces tubes qui ressemblent aux lunettes des astronomes, et quelques fusées, décrivant leurs courbes gracieuses, couronnèrent par un feu d’artifices les héroïques magnificences de cette journée.

Le maréchal voulut parcourir le champ de bataille. Cette excursion, à son début, n’avait point un caractère attristant. On sentait encore dans l’air tous les souffles passionnés de la lutte. Les régimens, debout et en armes sur les lieux où ils avaient combattu, faisaient entendre des acclamations ardentes ; tous les visages rayonnaient. Ces êtres plus précieux et en quelque sorte même plus vivans que les créatures humaines, les drapeaux, baissaient et relevaient orgueilleusement, dans leur noble salut, ces plis où frémit l’honneur du pays. Les blessés eux-mêmes, qui passaient sur des civières, sur des fusils ou sur les épaules de leurs camarades, gardaient toute l’exaltation du combat ; leurs paroles étaient chaudes comme le sang qui sortait de leurs veines. Ils répondaient aux regards mêlés de respect et de bonté que le maréchal leur adressait, en se découvrant, par des regards brûlans où l’on sentait la douleur étouffée dans les serres d’une joie triomphante. Peu à peu le spectacle changea, et prit cette mélancolie des champs de bataille à l’heure où l’enthousiasme la gloire, tous les hôtes radieux, les quittent en leur laissant deux hôtes sinistres, la mort et la souffrance.

Il n’y avait plus sous nos chevaux que des flaques de sang et des cadavres. Çà et là, parmi ces monceaux de vêtemens souillés et de chair sanglante, entre ces débris sans nom que fait la guerre, quelque chose qui semblait vivre encore se soulevait lentement ; c’était un blessé cherchant, par un regard ou par un signe, à faire venir