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du XVIIe siècle, sembla faite pour le plaisir des yeux. Notre armée était rangée dans un ordre parfait. La division Bosquet, qui dans cette journée formait notre droite, avait été renforcée du contingent turc, placé sous les ordres du général Yusuf. Cette division devait attaquer les Russes la première par un mouvement tournant dont l’audace, poussée jusqu’à l’invraisemblance, était un moyen sur lequel on - comptait pour tromper et battre l’ennemi. La division Canrobert et la division du prince Napoléon devaient aborder les obstacles de front. Une réserve vigoureuse était sous les ordres du général.Forey. Le ciel, qui ce jour-là était éclatant, le terrain, qui était vaste, découvert, borné à notre droite par la mer, devant nous par les hauteurs que couronnait l’ennemi, tout nous permettait de bien voir et de bien comprendre l’action.

Tout à coup, à un signal donnée la division Bosquet se met en route ; mais la voilà qui s’arrête. J’ai su depuis la cause de cette halte qu’amena la nécessité d’attendre l’armée anglaise ; sur le moment, je ne me l’expliquai pas, mais j’avais la ferme confiance que n’importe à quelle heure et par quels moyens Dieu accorderait ce jour-là une victoire éclatante à nos armes ; il faisait beau, nous étions gais. Les troupes formèrent les faisceaux, on prit le café, et je fumai une pipe aux pieds de mon cheval avec ce vague et profond sentiment de bien-être que l’on éprouve parfois dans le creux d’un sillon, au bord d’un fossé, par un temps de soleil : compensation providentielle à toutes les tristesses sans causes, embusquées aux heures fâcheuses et aux maussades endroits de cette vie.

Pendant que les troupes prenaient le café, je vis passer auprès de moi le colonel Clerc, ce vaillant officier dont tout récemment j’apprenais la mort sur le champ de bataille de Magenta. Je me rappelle que j’échangeai quelques paroles avec lui. Il avait ce doux et intrépide sourire qui est un des plus précieux présens que Dieu puisse faire à un homme de guerre. Tout à coup les tambours battirent l’assemblée, et l’armée entière reprit les armes. La division Bosquet se porta en avant. On vit nos soldats franchir la rivière, puis grimper comme des chèvres sur des roches qui semblaient inaccessibles : il y eut un instant d’incertitude et d’angoisse. Puis soudain un immense cri de joie partit de toutes les poitrines ; notre drapeau était sur les hauteurs. Voilà déjà plus d’une fois que j’assiste aux glorieuses ascensions de cette mobile et radieuse image de la patrie. Quand on voit monter de degré en degré, à travers des nuages de fumée, jusqu’à la cime ardente où il doit s’établir, ce signe sacré que bien souvent nombre de mains défaillantes se sont transmis, on éprouve une de ces émotions dont, je l’espère, les années, la fatigue, l’habitude, toutes les ingrates puissances de ce monde ne nous dépouillent pas.