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ce clavier aux innombrables harmonies où la guerre a promené mon âme, quelques accords ont résonné parfois qui m’ont en même temps navré et charmé. Ainsi, dans une maison abandonnée qu’envahissaient mes spahis, je me rappelle, au chevet d’un lit, une image de madone. C’était une mater dolorosa. La sainte figure, avec son glaive mystique dans la poitrine, élevant au ciel ses yeux agrandis par des tristesses surhumaines et déchirés par deux grosses larmes, semblait l’âme visible de la demeure où nous avaient conduits les hasards.

Le 19 septembre au matin, notre camp fut levé ; l’armée se portait en avant. Les troupes françaises et anglaises réunies exécutèrent une immense marche en bataille, qui occupait un vaste espace de terrain, et prit un prodigieux espace de temps. On s’était mis en mouvement au lever du jour, et ce fut vers deux heures de l’après-midi que l’on arriva aux lieux où l’on devait camper, c’est-à-dire en face des hauteurs qui dominent l’Alma. L’armée russe était établie sur ces hauteurs. Cette fois enfin, nous apercevions l’ennemi ; nous ne marchions plus vers un but inconnu, nous étions à cet instant solennel des guerres où les périls que l’on cherche, dont on a déjà senti la présence, mais que l’on n’a pas encore vus, vous apparaissent enfin sous des formes nettes et précises. Ce moment, était encore plus solennel pour les fils d’une génération que l’on avait presque habitués à désespérer de la gloire guerrière. Cette armée qui se dressait devant nous, c’était un monde tout entier, auquel, depuis le noble et sanglant printemps de ce siècle, on défendait à notre jeunesse de songer. Derrière ces baïonnettes ennemies, il y avait pour nous comme un héritage perdu que nous allions reprendre, comme une patrie disparue où nous allions rentrer.

Vers trois heures, le maréchal Saint-Arnaud fit une reconnaissance, et le canon se mit à gronder. C’était la première fois que nous entendions résonner en Europe, autre part que dans les rues de nos villes, cette mâle et redoutable voix, qui étouffe sur les lèvres tant de paroles mesquines et fait lever tant de grandes pensées dans les cœurs. La reconnaissance poussée par le maréchal n’amena aucun engagement sérieux, mais nous prouva que l’ennemi était disposé à nous attendre, et avait même le désir de nous combattre. Les Russes semblaient pleins de confiance. Un de leurs officiers adressa quelques paroles d’une provocante ironie à un officier français qui, en portant un ordre, s’était approché de leurs rangs. Le fait est que, dans la position où ils comptaient nous recevoir, leur sécurité devait être profonde. Ils avaient oublié ces anciens soldats qui furent abattus par la seule catastrophe redoutée des Gaulois, qui ne furent vaincus que le jour où tout un firmament de neige glacée vint à