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tour aussi correctement accompli que le premier, et se dirigea vers moi de son pas cadencé jusqu’à une distance où il reprit, dans sa complète immobilité, son attitude primitive. C’était bien là le soldat russe dont nos devanciers nous ont si souvent entretenus, soldat qu’il ne faut point mépriser toutefois. Dans ces êtres où une discipline inflexible semble s’être efforcée d’anéantir jusqu’au dernier vestige de la volonté humaine, il y a de nobles sentimens qui ne sont pas détruits. Plus tard, en regardant les cadavres ennemis qui encombraient si souvent nos tranchées, j’ai vu sur des visages ensanglantés, et où la mort avait mis sa griffe, l’expression de la constance, de la fermeté, même de l’enthousiasme. Heureusement ces vertus-là résident aussi dans le cœur des nôtres, et elles ont, pour se manifester, cette étrange, cette incontestable force, également apte à toutes les œuvres, propre à toutes les luttes, qui s’appelle l’intelligence française.


IV

Pour me servir d’une image orientale que l’on pardonnera peut-être à un spahi, mes premiers jours sur la terre de Crimée sont autant de perles dans l’écrin de mes souvenirs. Quand, à l’entrée d’un de ces villages où l’on m’envoyait pousser des reconnaissances, j’apercevais le poteau chargé de l’aigle russe, j’éprouvais parfois des élans de joie indicibles. Je songeais à 1814, à ces revers dont nous avaient seules consolés autrefois quelques paroles, mais dont nous consolaient maintenant des actions. Dans ma situation de combattant obscur, je n’étais pas forcé, je ne me crois pas forcé encore de porter au fond de moi la mansuétude du philosophe. Je me disais tout bas, avec un immense mouvement de bonheur : « Me voici dans leur pays ; m’y voici à cheval et en armes, agissant, marchant dans la vie, comme j’ai tant de fois agi et marché dans mes rêves ! » Puis cette existence de partisan a un si vif et si constant attrait ! Parcourir des contrées inconnues, le regard errant, l’oreille au guet, s’intéressant à tout pli de terrain, se mettant en relation forcée avec tout buisson et tout tronc d’arbre !… Tout à coup on aperçoit un village ; voilà une grosse affaire : pourra-t-on y pénétrer ? L’ennemi l’a quitté. Cette maison était occupée par un de ses chefs ; il faut la fouiller. Alors commence un genre de passe-temps que, hors des belliqueuses aventures, les protégés ou les compagnons du diable boiteux pourraient seuls se procurer. On entre d’autorité dans un intérieur où se trouvent à chaque pas les traces d’une vie brusquement suspendue. On interroge maints objets d’où s’échappent des révélations souvent bien étrangères à celles que vous cherchez. Sur