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bonheur de ne pas avoir vu le machiniste vous pouvez ajouter celui d’ignorer complètement pour quelle pièce la scène est préparée, vous êtes un homme appelé à d’exquises et rares jouissances. C’est une de ces jouissances-là que je goûtai devant Eupatoria. J’aperçus soudain une ville qui, noyée dans les rayons du soleil couchant, séparée de mon navire par de vastes et lumineux espaces, parée pour moi de tout l’attrait de l’inconnu, me parut une agréable et majestueuse cité. C’était, m’a-t-on dit depuis, une place assez misérable, que les Russes ne jugèrent pas à propos de défendre, et où vivait, dans la plus affreuse détresse, toute une population de Tartares. En ce moment, Eupatoria me semblait une de ces villes que salue de loin le voyageur, et où il envoie avant lui sa pensée impatiente. Était-ce là que nous devions débarquer ? Ces murailles silencieuses allaient-elles s’animer tout à coup et s’entourer d’une ceinture de fumée ? Voilà les questions que je me posais, avec la joie de ne point pouvoir les résoudre. Notre flotte s’arrêta un moment ; j’aperçus une embarcation qui se détachait d’un vaisseau amiral et se dirigeait vers le port ennemi. J’ai su depuis qu’Eupatoria s’était rendue à la première sommation. Ce soir-là, je rentrai avec mes compagnons dans la salle où s’écoulait notre vie, et je me mis gaiement à table, en me livrant au souverain plaisir de ne rien comprendre à ce qui se passait sous mes yeux. Nous savions pourtant que nous touchions au but de notre voyage. Un matin, les pavillons qui servent de signaux se mirent à monter et à descendre le long des mâtures avec une singulière rapidité. On sentait qu’une heure décisive était venue. Devant nous s’étendait une vaste plage vers laquelle tous les navires s’avançaient dans un ordre imposant et régulier. Évidemment nous allions débarquer en Crimée. Nombre d’entre nous avaient espéré une lutte navale. La guerre maritime devient rare. Tandis que les instrumens destructeurs dont ils sont menacés atteignent une étrange perfection, les navires prennent une organisation compliquée et délicate comme l’organisme humain. Il y a telle partie vive des vaisseaux à vapeur où un boulet peut causer d’irréparables dommages. Un de ces grands bâtimens, auxquels tant d’existences sont confiées, que protègent tant de fermes intelligences, que défendent tant d’énergiques volontés, peut entrer tout entier dans la mort en un seul instant, comme un homme frappé au cœur. La première bataille vraiment digne de ce nom qui se livrera sur la mer sera la plus redoutable et la plus splendide action à laquelle puisse être conviée l’intrépidité humaine. La flotte russe resta dans Sébastopol, et notre attente fut trompée ; mais malgré l’absence de tout combat, le jour de notre débarquement sur les rives de Crimée n’en fut pas moins un de ces jours qui parlent au cœur avec