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l’intérêt privé, — ce régime, qui fournit à l’Angleterre des citoyens propres à toutes les professions de la vie publique, est aussi le mieux fait pour assurer l’hygiène morale qui convient à de futurs colons. Une société qui se gouverne toute seule est la meilleure préparation pour qui veut apprendre à se passer à la fois de société et de gouvernement. Rien ne fortifie les membres pour de grandes courses comme d’avoir marché de bonne heure sans lisières. Mais si les mœurs publiques préparent naturellement à l’Angleterre une race de bons émigrans, la distribution de la richesse, telle que ses lois l’ont faite et telle que ses habitudes la maintiennent, est aussi merveilleusement propre à diriger vers les entreprises lointaines le superflu des petits capitaux. Dans un pays où règnent la concentration de la propriété foncière et la domination presque exclusive de la grande culture, où le sol est ainsi tout entier entre les mains de riches propriétaires ou de gros fermiers, la condition du paysan proprement dite, vivant indépendant sur un petit lot de terre, semant et labourant avec ses épargnes, est ingrate et difficile. Les petits capitaux dans un tel pays sont donc naturellement repoussés de la terre par la concurrence ruineuse et l’extension progressive de la grande agriculture ; s’ils tiennent à y rester attachés, c’est au dehors et au loin qu’ils sont contraints de l’aller chercher. Aussi c’est du sein des nombreuses familles des fermiers anglais que se détachent chaque année les courageux settlers qui ont peuplé ses possessions d’outre-mer. Le père mort, un seul de ses huit ou dix fils conserve en vertu du droit de primogéniture son exploitation tout entière. Les autres, pourvus d’une médiocre légitime, s’en vont sans trop de regret chercher fortune ailleurs. Voyez-les débarquer sur quelque côte de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Ils arrivent bien nourris, bien vêtus, souvent avec les instrumens les plus perfectionnés de la dernière exposition agricole de leur comté. Dès le lendemain, ils sont à l’œuvre, les uns faisant paître les troupeaux qu’eux-mêmes souvent ont amenés avec eux, d’autres défrichant la forêt pour bâtir sur-le-champ leurs demeures. Bientôt "anciens et nouveau-venus se rapprochent et se groupent tout naturellement, à l’image de leur patrie, en paroisses, puis en comtés. Ils se nomment eux-mêmes des aldermen, des juges de paix, des sheriffs, se rassemblent d’eux-mêmes en jury pour rendre la justice, se divisent en haute et basse chambre : véritable essaim sorti de la ruche après s’être nourri de son meilleur miel, et prêts à en reproduire partout l’architecture exacte avec cette géométrie spontanée dont Dieu a déposé en eux l’instinct[1].

  1. Les rapports des commissions d’émigration présentés chaque année en Angleterre par les commissaires royaux spécialement chargés de ce service ne laissent aucun doute sur la richesse relative d’une très grande partie des émigrans anglais. Dans les dépouillemens faits chaque année des diverses catégories d’émigrans, les fermiers (soigneusement distingués des ouvriers agricoles) figurent toujours pour un nombre très considérable ; de plus, malgré la libéralité avec laquelle le gouvernement anglais et les divers gouvernemens coloniaux fournissent aux dépenses de voyage des émigrans, le nombre des émigrans qui vont à leurs frais (unassisted) dépasse habituellement ceux qui profitent de l’assistance officielle. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que cette nécessité d’être possesseur d’un certain capital pour émigrer avec fruit n’existe à l’état absolu que dans le début d’une colonie. Dès qu’il y a dans une colonie soit des villes de commerce où s’exercent diverses industries, soit des cultivateurs assez riches pour pouvoir payer des journaliers, en un mot dès qu’une somme suffisante de capitaux est formée ou transportée dans la colonie même, les simples ouvriers peuvent s’y rendre avec l’espérance d’y trouver de l’emploi ; mais l’essentiel est que le capital soit préparé avant la main-d’œuvre ou transporté avec elle, ce qui ne peut arriver que par une première infusion et même par un courant assez longtemps continué de colons pourvus de moyens d’existence et de travail.