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république française tira quatorze armées. Il y avait sur les traits basanés de ces soldats cette empreinte que les périls récens laissent au visage des guerriers. Leurs vêtemens étaient en lambeaux, et leurs fusils en bon état ; leurs chaussures poudreuses et usées s’attachaient par des cordes aux longues guêtres bulgares. En cet équipage, qui sentait le combat, la fatigue et la misère, ils avaient une sorte d’entrain et de fierté qu’on trouve rarement chez l’armée turque. Ceux-là seuls qui portent le nom français et qui se battent sous notre drapeau me font éprouver de vraies émotions d’enthousiasme ; ainsi le veut, à tort ou à raison, mon âme, que Dieu n’a point faite cosmopolite comme mon corps, J’ai eu cependant presque un battement de cœur pour ces Turcs de Silistrie, à qui je trouvais un air de braves gens, et qui, au sortir des murs mitraillés dont ils venaient de sauver l’honneur, avaient comme un rayon de gloire au bout de leurs baïonnettes.


III

Cependant le choléra fondait sur nous. C’est assurément dans la Dobrutcha qu’il porta ses coups les plus cruels ; mais Varna aussi fut rudement traitée par le fléau. On m’ordonna de choisir le bivouac qui me paraîtrait le plus salubre. J’allai m’établir au bord de la mer, dans un vaste champ où j’ai passé des jours qui, malgré leur tristesse, ont laissé dans ma mémoire un grand charme. Une singulière volonté du destin fit que le mal dont les ravages m’entouraient ne m’enleva pas un seul homme. En dépit de la surveillance que j’exerçais jusque sous leurs tentes, mes spahis dévoraient des melons, des pastèques et toute sorte de fruits à peine mûrs ; ces continuelles imprudences ne livrèrent heureusement au fossoyeur nul d’entre eux. Ils allaient jusqu’au seuil de la mort et ne le franchissaient pas. Que de fois on m’a fait venir en toute hâte sous une tente où je croyais trouver un mourant ! « Mohammed, Abdallah, Cadour sont à l’agonie, » me criait-on. J’arrivais, et un spectacle lugubre s’offrait à ma vue : une grande figure gisait à terre sur un amas de burnous, entourée de personnages désolés que leurs vêtemens flottans faisaient ressembler à des spectres. Le ciel a toujours voulu qu’aucun de ces agonisans n’entrât définitivement dans le trépas. Au bout de quelques heures, mon malade se relevait et reprenait possession de la vie. Ce qui se passait dans mon bivouac n’était par malheur qu’une étrange exception à une terrible loi. Ma tente s’élevait à côté de la route du cimetière, et je pouvais juger de l’énergie du fléau par le nombre des convois. Dans cette procession funèbre qui se déroulait incessamment sous mes yeux, je me