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toujours paru d’une admirable beauté ; seulement on vieillit vite pendant la guerre, il leur manquait un rayon de ma jeunesse.

Le maréchal Saint-Arnaud s’embarqua sur un bâtiment à vapeur qui remorquait la frégate où je pris place avec ma troupe. Cette frégate était la Belle-Poule, peinte en noir depuis le jour où elle a ramené en France les dépouilles mortelles de Napoléon Ier. Malgré cette sombre couleur, c’était un gracieux navire, où nous trouvâmes cette hospitalité que les officiers de notre marine pratiquent avec tant d’intelligence et de courtoisie. J’ai passé sur la Belle-Poule une des bonnes soirées de ma vie. Nous étions sortis du Bosphore au coucher du soleil ; nombre d’embarcations, chargées de soldats comme la nôtre, glissaient auprès de nous dans ce large détroit où la mer a là paisible majesté d’un fleuve. Tous ces bâtimens de guerre, quand ils se côtoyaient, s’envoyaient des vivat mêlés à un bruit d’acclamations et de fanfares. Je me rappelle un groupe de soldats agitant leurs képis au pied du grand mât dans un navire qui longea le nôtre, puis alla disparaître dans les dernières clartés du soleil. Cette lumineuse apparition s’est souvent représentée à mon esprit ; elle avait quelque chose d’enthousiaste et d’héroïque. Où allaient ces braves gens qui nous saluaient de leurs cris ? Nous-mêmes, où allions-nous ? C’est ce que j’ignorais ; mais nous savions tous que nous allions sur une terre quelconque faire un acte d’abnégation et d’ardeur. De là ces sentimens éclatans, dans leur expression énergique et rapide, comme le ciel et la mer entre lesquels ils s’élevaient.

En vingt-quatre heures, nous étions à Varna. Cette triste ville nous apparut éclairée par une lumière oppressive et dure. On sait avec quelle rapidité les nouvelles se sont toujours répandues aux époques de grandes émotions ; bien avant ces inventions modernes qui mêlent la matière à toute chose, elles traversaient l’air sur des ailes invisibles. Nous étions encore en mer lorsqu’on nous apprit que Silistrie échappait aux coups des Russes. C’était une grande gloire pour les armées ottomanes, mais une cruelle déception pour les troupes françaises et pour le maréchal Saint-Arnaud surtout, que tant d’impérieux motifs poussaient au-devant de l’ennemi. Peut-être cette nouvelle, qui reléguait dans un avenir incertain l’heure des combats, nous fit-elle paraître Varna plus triste que les hommes et la- nature ne l’ont fait. En touchant les rivages bulgares, je compris les chagrins d’Ovide, qui, dit-on, est venu mourir dans ce coin du monde. Plus je voyage, plus je suis convaincu que la physionomie d’une contrée ne dépend point de la terre, mais du ciel. Or le ciel change à l’infini ; dans cet immense royaume du bleu, où ne semblent point exister de frontières, Dieu a créé une incroyable varié