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trois régimens qui composent la cavalerie indigène de l’Algérie : c’étaient des gens de grande tente ; plusieurs d’entre eux possédaient des serviteurs comme les hommes d’armes des temps passés. Des cavaliers de la province d’Oran avaient des suivans montés sur de beaux et vigoureux chevaux. Point de spahi qui n’eût des étriers dorés et un burnous de soie blanche tranchant sur un burnous rouge ; tous les haïcks étaient attachés par ces belles cordes en poil de chameau, noires et luisantes, qui étaient le luxe de l’émir Abd-el-Kader. Cette fière et brillante troupe s’était fort réjouie d’être passée en revue par le sultan, et avec l’imagination arabe elle s’était représenté le grand-seigneur dans un habit fait de lune et de soleil, comme les robes de Peau-d’Ane. Le modeste uniforme de sa hautesse, qui ce jour-là pourtant avait attaché une aigrette à son fez, fut une cruelle déception pour ces fils de l’Afrique. Sans Constantinople, les spahis auraient jeté un irrévocable anathème à l’Orient ; mais cette ville d’étrange poésie trouva le chemin de leurs cœurs. J’ai entendu maintes fois ces hommes, qui affectent l’indifférence où les races guerrières placent souvent leur dignité, s’écrier : « Stamboul ! Stamboul ! » avec un accent d’admiration passionnée. En leur qualité de musulmans, ils pouvaient visiter toutes les mosquées ; j’avoue que je n’ai point partagé leur enthousiasme pour Sainte-Sophie. Cette grande basilique m’a paru toute remplie d’une sorte de tristesse anglicane. Rien ne donne une idée plus haute de l’art savant et merveilleux qui a élevé les édifices religieux du moyen âge. Quand on regarde au dehors et à l’intérieur cette grande coupole sans mystère, où la pensée s’ennuie et où le regard se brise partout contre des surfaces dures et lisses, on songe avec un redoublement de tendresse aux profondeurs de nos cathédrales avec leur fouillis de sculptures et leur peuple de statues. La nef gothique est un immense vaisseau qui contient une réunion étrange de passagers à coup sûr, puisqu’elle renferme des saints et des damnés, des anges et des démons, des moines, des vierges folles et des animaux ; mais on sent qu’avec toute cette foule l’arche sacrée porte Dieu.

Vers les derniers jours du mois de juin, le maréchal Saint-Arnaud résolut de se rendre à Varna, où l’armée expéditionnaire était presque tout entière réunie. Je quittai les rives du Bosphore par une matinée d’une douceur merveilleuse. J’étais destiné à revoir ces lieux, puisque je devais sortir du gouffre ardent où tant de mes amis ont disparu ; mais rien en ce monde ne nous apparaît deux fois sous le même aspect, ni les visages humains, mobiles comme notre pensée, changeans comme notre vie, ni même les paysages que notre âme immortelle et infinie illumine de ses clartés ou voile de son ombre. Les rives du Bosphore, quand je les ai revues, m’ont