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Ce fut un matin, vers midi, que j’entrai à Constantinople ; un soleil de juin, qui cependant ne jetait pas à la terre une chaleur trop écrasante, éclairait ce singulier amas de masures et de palais. J’ai gardé de Constantinople un vif et bon souvenir. Cette ville ne m’a point trompé : loin de là, au lieu de m’apporter des déceptions, elle m’a donné plus d’une attrayante surprise. Qu’on la juge comme on voudra, elle possède le plus grand attrait dont puisse être doué, soit un homme, soit une chose, soit un objet de chair, soit un objet de pierre ou de marbre. Elle est originale. Ses plus misérables maisons ont un aspect attrayant de mystère. On y sent une vie voilée, comme le visage de ses femmes. Suivant mes habitudes en voyage, je n’ai rien visité de parti-pris. Je n’aurais pas visité la mosquée de Sainte-Sophie, si je n’y avais été conduit un jour par le hasard, le seul guide que j’aie jamais eu. Mon fatalisme en cette matière m’a bien servi. Maintes fois la rencontre fortuite de quelque monument isolé, de quelque lieu dédaigné, de quelque demeure obscure, m’a fait éprouver des émotions plus profondes que l’aspect des édifices les plus célèbres. Ainsi je fus frappé tout à coup à Constantinople, dans un coin de rue, par une maison que je n’oublierai pas. Devant cette maison peinte de rose et de safran, deux couleurs qu’affectionnent les Turcs, régnait une petite terrasse où s’élevaient des arbustes d’un vert sombre. Entre ces arbres se dressaient ces colonnes funéraires surmontées de turbans, qui abondent dans les cimetières musulmans. Au pied d’une de ces colonnes, un immense rosier étalait le luxe de ses fleurs éblouissantes. Je n’ai jamais respiré plus vivante poésie que celle de cette habitation inconnue. Ce n’est point en Orient qu’Hamlet aurait jamais pu débiter son sinistre monologue. Les Orientaux jouent avec la mort : elle est pour eux un songe sans effroi, on dirait même tout rempli de charme. Les cimetières de Constantinople sont de merveilleux jardins. C’est là que les promeneurs abondent ; nombre de tombes, comme les maisons, sont peintes de vives couleurs. Les cyprès qui se dessinent sur un ciel transparent ne répandent dans ces lieux, ouverts à tous, que la mélancolie nécessaire pour agrandir et compléter la grâce de toute chose terrestre.

Je traversai la ville tout entière, les vieux quartiers turcs, avec leurs rues étroites, tortueuses, mal pavées, où se reposent, dans une attitude d’idole, ces affreux chiens jaunes, respectés par les musulmans, qui s’indignent quand un étranger les dérange, puis Péra, cette cité européenne, marquée au caractère effacé de la vie moderne, et je parvins enfin à ces rives splendides du Bosphore, qui méritent toute l’admiration dont elles sont en possession depuis tant de siècles. C’est à ces rives assurément que je puis dire : Non, vous ne m’avez pas trompé. Dans ce lieu unique, les mêmes eaux réflé