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il joint le charme de cette verdure opulente et sérieuse qu’aimait le pinceau de Poussin. Je me suis arrêté dans plus d’un lieu où aurait pu se placer le tombeau qui réunit les bergers d’Arcadie. Puis, malgré leur misère, les villes turques elles-mêmes ne sont point un spectacle trop offensant pour le regard du voyageur. La plupart sont entourées de grands arbres, et si leurs maisons sont délabrées, elles échappent, du moins, à la vulgarité : ce sont ces loques disposées avec art dans l’accoutrement d’un hidalgo. Enfin soit une fontaine à moitié cachée derrière un sombre bouquet de feuillage, soit un cimetière chauffant au soleil les os de ses morts sous la pierre blanche de ses tombes, quelque chose parle toujours à l’imagination en ces campagnes visitées si souvent par nos songes.

Ce fut un soir, à l’entrée d’une grosse bourgade où nous faisions séjour, que j’aperçus pour la première fois cette bizarre espèce de guerriers qu’on appelait les bachi-bozoucks. Je vis sur la route qui passait devant ma tente un homme à cheval, précédé d’une musique barbare et suivi d’une troupe nombreuse, mal armée et mal montée. C’était un grand chef de l’Orient, qui menait ses vassaux au secours de l’islamisme en péril. Mes spahis, eux les élégans cavaliers d’une terre où la race musulmane a vraiment conservé quelque chose de gracieux et d’altier, rappelant les splendeurs mauresques des Espagnes, mes spahis regardaient avec un dédain profond ces sortes de malandrins allant en guerre dans un équipage sordide. Il y avait là une collection de figures excentriques, une variété de haillons réunissant toutes les couleurs et affectant toutes les formes qui peuvent s’offrir aux débauches du crayon et du pinceau. Je me sentis moins de sévérité que mes spahis pour cette bohème guerrière. Je pris plaisir à regarder cet arrière-ban du grand-seigneur. Un soleil couchant parsemait de paillettes d’or cette multitude bigarrée. Je savais gré à ces braves gens d’être en quelque sorte des visions vivantes, épargnant à mon cerveau la fatigue du rêve. Je suivis de l’œil, aussi loin que possible, ces bizarres guerriers. Dans leur fantasque apparition, ils s’étaient conformés aux règles de l’apparition antique. Les héros qui sortent de la tombe, dans les pages d’Homère et de Virgile, apparaissent toujours avec des vêtemens flétris, trahissant l’usure et l’abandon. Ainsi se présentaient ces fils d’Ismaël, ressuscitant au milieu d’une guerre moderne avec les passions des anciens âges. Dieu n’a jamais permis les résurrections de longue durée ; bon ou méchant, gracieux ou terrible, tout ce que la mort a repris ne peut plus revenir qu’un instant à la surface du sépulcre. Les bachi-bozoucks n’ont joué qu’un rôle fugitif dans ces grandes luttes, où ils ne représentaient que des choses mortes. Ces fantômes ont disparu quand le canon de la Crimée a dissipé les brouillards où ils s’agitaient.