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défenseurs que leur envoyait la destinée. Ils me rappelaient tous ce vieil habitant de l’Asie dont je parlais tout à l’heure : ils semblaient accepter les étranges scènes offertes à leurs regards comme on accepte dans un rêve les incroyables féeries dont on est environné, et jusqu’aux impossibles métamorphoses dont on est soi-même l’objet. Quant à nos soldats, ils étaient ce qu’ils sont toujours et en tous lieux, gais, libres, insoucians, familiers : vraies alouettes gauloises, allant sans crainte se poser partout, même sur l’épaule des mannequins les plus farouches, et chantant partout où elles se posent.


II

Je restai quelques jours seulement à Gallipoli. Le maréchal Saint-Arnaud se rendait à Constantinople, et les spahis étaient destinés à lui servir d’escorte. Je reçus donc l’ordre de partir pour la capitale de l’Orient. Le maréchal s’embarquait, mais les spahis devaient aller le rejoindre par la voie de terre, avec ses bagages et quelques officiers de son état-major. C’était encore un magnifique voyage que m’offraient d’heureux hasards.

Quelles villes ai-je traversées, c’est ce que j’ai oublié aujourd’hui, et je n’irai point chercher, sur la carte des noms sortis de ma mémoire. L’oubli et le souvenir sont également des présens de Dieu, je crois qu’il ne faut repousser ni l’un ni l’autre de ces dons. Si je tâche de faire au souvenir un bon accueil, même quand il m’apparaît sous les formes lugubres d’un fantôme, j’accueille toujours l’oubli avec une joie secrète, et le voile qu’il laisse tomber soit sur les hommes, soit sur les choses, je me garde bien de le soulever. Je me rappelle seulement que j’avais d’aimables compagnons, et que j’ai traversé de beaux paysages. La Turquie serait une admirable contrée, si elle était abandonnée à elle-même, ou livrée à une race d’hommes intelligens et industrieux ; mais on sent une terre sur laquelle ont pesé des dominations à la fois indolentes et farouches. De Gallipoli à Constantinople, on ne rencontre ni ces forêts séculaires dont l’aspect orgueilleusement sauvage enfle le cœur de pensées hostiles à la vie civilisée, ni ces bois savamment aménagés, percés de routes élégantes et commodes, qui offrent à l’esprit les utiles et rians côtés de l’industrie humaine. A chaque instant des troncs mutilés, des arbustes frappés dans leur croissance, partout des traces qui attestent l’esprit imprévoyant et insoucieux d’une dévastation journalière. Et pourtant ce pays est d’un aspect qui plaît aux yeux ; il est éclairé, dans les jours d’été, par une douce et majestueuse lumière. A l’attrait de ces grandes plaines bleues, où les hommes heureusement ne peuvent point laisser de vestige,