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l’Orient avec un luxe éblouissant de palais, de clochetons et de minarets éprouveraient en ces lieux à coup sûr une cruelle déception. Il me semble pourtant que si quelque événement me faisait, en des temps paisibles, l’habitant passager de cette ville, je ne me plaindrais pas trop de mon sort. Elle est environnée d’énormes moulins à vent, d’une physionomie honnête et primitive. Or j’ai toujours eu un goût particulier pour ces innocens ennemis du héros de Cervantes. Je trouve qu’ils donnent au paysage un caractère de rêveuse bonhomie. Les peintres allemands du temps d’Albert Durer étaient de mon avis, car ils ne manquent jamais de placer quelque moulin à vent dans ces jolies et naïves campagnes, propres, nettes, endimanchées, qu’on aperçoit à travers la fenêtre de la chambre gothique, aux bahuts luisans, où un bel ange, avec un surplis de prêtre, adresse à la vierge Marie la divine salutation conservée par notre église. Les moulins à vent ne sont pas du reste les seuls agrémens de Gallipoli. Là, comme dans toutes les villes turques, les pierres sont mêlées à la verdure : les bazars ont ces toitures de rameaux qui font circuler un jour si étrange à travers les rues tortueuses, et la plupart des maisons ont des jardins, non point de ces jardins assurément où s’épanouissent tous les enchantemens terrestres, mais des jardins qu’il ne faut point dédaigner pourtant : le figuier et l’olivier, les arbres de la Bible et de l’Évangile, se penchent au-dessus dès murailles lézardées, et font penser aux réduits modestes où quelque sage bonheur pourrait se cacher.

Le jour dont je veux parler, cette ville, où retournent mes songes, n’appartenait guère à la rêverie. Elle était envahie par des hommes de tous les pays et de toutes les races, que possédait une vie fiévreuse. Là, pour la première fois, se rencontraient les deux armées qui allaient figurer côte à côte sur les mêmes champs de bataille. Cette armée anglaise, qu’Alma, Inkerman et le rude hivernage de Sébastopol devaient si violemment éprouver, était alors dans tout son éclat. A chaque pas, on heurtait des gardes de la reine défiant le soleil d’Orient avec leurs bonnets à poil, des highlanders portant la poésie du nord dans la forme et les couleurs de leur uniforme traditionnel, et ces riflemen tout vêtus de noir, comme pour représenter le côté sombre, terrible, de cette guerre moderne, dont leurs armes sont les plus sûrs et les plus meurtriers instrumens. Tous ces soldats encombraient avec les nôtres mille tavernes improvisées, car tous les vins, toutes les liqueurs de nos contrées versaient déjà leur ivresse bruyante sur la terre consacrée aux ivresses silencieuses du café, de l’opium et du hachisch. Les Turcs, accroupis devant leurs portes, regardaient passer sans aucune émotion, ni d’enthousiasme, ni même de surprise, les étranges