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Toutefois ces haillons et ces masures, à l’époque où je les vis, étaient pénétrés de ce soleil dont quelques peintres vont quérir et nous rapportent souvent un rayon, de telle sorte qu’il ne m’est pas resté un trop mauvais souvenir de cette première excursion en Asie.

Pourtant je préfère à ce voyage celui que mes yeux et mon esprit ont fait un soir aux champs où fut Troie. J’étais assis, au déclin du jour, sur le pont de mon petit navire, lorsqu’on me montra une assez vaste plaine toute couverte d’une végétation hardie et sombre. C’était là, me disait-on, le théâtre de ce grand drame, aux émotions immortelles, qu’Homère et Virgile font jouer encore en ce monde par ces personnages de leurs cerveaux qui ont pris dans les nôtres le droit de cité. Au fond d’un paysage qui me parut tout rempli d’un charme austère et sacré, comme un paysage du Poussin, s’élevait une haute montagne, droite, imposante et solitaire, telle que je me représentais l’estrade où les dieux venaient assister aux combats des héros. Ce coin de terre que j’ai si mal vu m’a frappé ; je me félicite de ne pas avoir posé le pied sur ce sol, que les ailes de mes songeries et de mes souvenirs ont seules effleuré. Grâce à ce pèlerinage de mon regard, j’ai goûté une sorte de plaisir sur lequel je n’ose plus guère compter, quoique je m’efforce souvent de le goûter encore, ce plaisir, d’une particulière puissance entre toutes les jouissances intellectuelles, que nous ont donné à tous, en un moment quelconque de notre vie, les arts et les lettres de l’antiquité. J’ai retrouvé l’émotion dont mon cœur fut une fois saisi en lisant ce passage où Virgile semble avoir enchâssé dans son splendide écrin une larme empruntée aux sources les plus profondes de la tristesse moderne : Sunt lacrymœ rerum ; « il est des choses d’où jaillissent les pleurs. » Ces ruines douteuses, perdues à un horizon lointain, ont été saluées avec attendrissement par plus d’un qui s’en allait comme moi assister avec insouciance à la destruction d’une ville autrement puissante que ne le fut jamais la ville de Priam et d’Hector. On a beau médire des poètes, il faut s’incliner devant leur pouvoir ; comme les prêtres et les femmes, ils gouvernent un royaume dont nous sommes tous les habitans. Vous voulez les bannir de votre cité, et c’est vous qui ne pouvez pas vous exiler du monde invisible où ils vous enserrent.

Ce fut le 7 mai, vers trois ou quatre heures, que j’arrivai à Gallipoli. Ce jour-là même, le maréchal Saint-Arnaud venait prendre son commandement ; sa venue redoublait le mouvement de la ville où il débarquait. J’aimerais à voir un jour, rendus à leur vie habituelle, les pays que j’ai parcourus alors que de rares et singulières circonstances les animaient, d’une vie insolite. Gallipoli doit avoir d’ordinaire un aspect assez mélancolique. Ceux qui pourraient rêver