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avant de se percer le cœur, avait écrit ces mots à Henri : « Tu ne pouvais pas devenir plus malheureux, ô mon bien-aimé ! mais tu peux devenir plus heureux, grâce à un malheur véritable. Il y a souvent une merveilleuse bénédiction sur le malheur ; certainement cette bénédiction descendra sur toi ! nous souffrions tous deux de la même souffrance. Qu’aucun reproche ne soit jamais dirigé contre toi : tu m’as beaucoup aimée ! tu vas te trouver désormais dans une situation meilleure, bien meilleure ; pourquoi cela ? Je le sens et ne trouve pas de mots pour le dire. Nous nous retrouverons un jour, plus libres, plus dégagés de nos liens ! Mais il faut d’abord que tu achèves ici la tâche de ta vie, il faut que tu fasses vaillamment ta route par le monde. Salue tous ceux que j’aimais et qui me payaient de retour. Adieu, à revoir dans l’éternité. Ta Charlotte. » Et elle avait ajouté plus bas : « Ne te montre pas faible. Sois calme, sois fort, sois grand. » Comment Henri Stieglitz a-t-il répondu à ces recommandations ? Ce génie que Charlotte devait faire jaillir miraculeusement de l’âme réveillée d’Henri, qu’est-il devenu ? Pendant quinze années, le malheureux poète a erré comme une ombre à travers l’Allemagne et l’Italie. Le souvenir de la soirée du 29 décembre 1834 semblait peser sur lui comme un odieux cauchemar. Son corps était guéri, son âme était plus souffrante que jamais. Il ne put rester longtemps à Berlin : il partit pour Munich, où il vécut plusieurs mois dans les ateliers des artistes ; puis, entraîné par son inquiétude, par son besoin de se dérober aux hommes et de fuir la vie active, il courut se cacher dans les montagnes du Tyrol. Il se décida enfin à quitter l’Allemagne sans esprit de retour, et alla se fixer à Venise. Bien qu’il n’eût pas renoncé à la poésie, il produisit peu pendant ces quinze années, et sans la triste célébrité de son nom, les œuvres qu’il publia depuis la mort de Charlotte auraient à peine mérité quelques lignes dans l’histoire littéraire. Cette célébrité même ne lui fut pas favorable ; on lut avidement ses vers, et on n’y trouva rien. Ici, c’était un Adieu à Berlin, poème humoristique où le monde littéraire de la capitale de la Prusse était peint avec une certaine vivacité ; là, c’était un drame lyrique, la Fête de Bacchus, espèce de symbole philosophique et social, symbole très obscur, très peu intelligible, admiré d’un petit cercle d’amis et condamné par la critique impartiale. Il faut citer encore un recueil de chants intitulé Echos des montagnes de la Bavière et du Tyrol, une cantate dramatique en l’honneur de Mozart exécutée sur le théâtre royal de Munich, et des récits de voyage insérés dans les journaux. Son dernier ouvrage, Souvenirs de Rome et des états de l’église pendant la première année de leur rajeunissement, est un tableau assez curieux des commencemens du pontificat de Pie IX. Henri Stieglitz raconte ce qu’il a vu à Rome en 1847 et dans les premiers