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rentes effusions de la sensibilité, voilà ce qui sortira de cette réaction. Il faut pourtant une religion à ces âmes impatientes d’aimer et de pleurer ; cette religion, ce sera le culte des héros. Bettina adore Goethe, Charlotte veut créer un Goethe nouveau qui sera son idole et son œuvre. Ah ! rien de plus beau sans doute que les hommages rendus aux héros de la vie morale, à ceux qui ont accompli leur tâche ici-bas, et qui, n’étant plus sujets à nos misères, nous apparaissent transfigurés par la gloire ! L’enthousiasme de tout un peuple pour un Klopstock, un Goethe, un Schiller, est un de ces spectacles qui fortifient le sentiment moral chez l’homme et réjouissent le cœur de Dieu ; mais professer ce culte pour un héros qui n’existe pas encore ! adorer un génie à venir ! voilà certes une puérile folie. Si l’idole se brise avant d’être formée, que deviendra le prêtre ? L’idole de Charlotte s’est brisée, et Charlotte s’est tuée de dépit. Y a-t-il en tout cela la moindre trace de sentiment religieux ? C’est une pensée chrétienne, dit M. Mundt, qui a inspiré Charlotte à sa dernière heure. Hélas ! c’est le contraire qui est vrai : Charlotte n’était point chrétienne, et voilà pourquoi elle est morte.

On me dira peut-être : pourquoi un jugement si sévère ? Charlotte Stieglitz n’a pas joué la comédie de la vanité ; quels que fussent les égaremens de son intelligence, c’était une créature de noble race. Le martyr d’une erreur n’en est pas moins un martyr. Si elle a péché par orgueil, sa mort est l’expiation de sa faute. Peut-on méconnaître le dévouement d’une femme qui fait sans hésiter le sacrifice de sa vie, quand elle croit que ce sacrifice est nécessaire au salut de celui qu’elle aime ? — Non, répondrai-je, ne parlez pas de ce dévouement horrible ; invoquez seulement l’excuse de la folie. Quelle perversion de toutes les idées morales et de tous les sentimens religieux dans cette pensée de Charlotte : Je me tuerai, mon mari revivra ! Alfred de Musset a dit dans la Nuit de Mai :

Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur.
……
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.


Mais ces douleurs qui régénèrent, est-ce à l’homme qu’il appartient de les infliger volontairement à ses semblables ? Dieu seul peut les distribuer d’une manière féconde, c’est Dieu seul qui frappe et qui relève. Quand une créature humaine prétend exercer ce rôle, elle usurpe sottement les droits de la Providence, et son action, si tragique, si émouvante qu’elle puisse sembler d’abord, devient aussi ridicule par les résultats qu’elle était au fond blasphématoire et impie.

Qu’a-t-il produit en effet, ce dévouement sublime ? Charlotte,