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la Nuremberg du moyen âge. » Pourquoi donc n’a-t-elle pas voulu être ce qu’elle sentait si bien ? À ce type des femmes allemandes pourquoi substituer un type si différent, une magicienne tragique, une Circé brillante et funeste ?

Bien des causes ont pu contribuer à nourrir l’exaltation de Charlotte Stieglitz. La période où elle a vécu était un moment de crise pour l’Allemagne ; jamais on n’avait vu plus de trouble dans la pensée publique, jamais plus de systèmes, de rêveries, d’aspirations incohérentes n’avaient surexcité les esprits. Les idées des Germains primitifs sur la vertu prophétique de la femme, combinées d’une façon fort étrange avec les prétentions du saint-simonisme, étaient devenues une sorte d’évangile féminin prêché par des missionnaires tour à tour mystiques ou sensuels. Les âmes les plus chastes, comme Charlotte par exemple, y trouvaient des alimens à leur activité inquiète, aussi bien que les plus ardentes natures. On voyait de tous côtés se produire des Vellédas. La manière dont certains critiques glorifiaient Rachel de Varnhagen et Bettina d’Arnim allumait dans plus d’un cœur des convoitises passionnées. Le collège des prêtresses de l’art et du génie augmentait de jour en jour. On voit dans les lettres et les fragmens de Charlotte Stieglitz combien l’exemple de Rachel et de Bettina préoccupait sa pensée. En même temps cette religion de la sensibilité était, pour beaucoup de personnes, une espèce de réaction contre le système de Hegel, une réplique à ce dogmatisme impérieux qui anéantissait toute vie individuelle, et ne laissait subsister dans le drame du monde qu’un seul acteur : l’éternelle raison accomplissant son labeur infini. Henri et Charlotte Stieglitz connaissaient personnellement Hegel ; après la mort du philosophe, Charlotte avait des relations assez fréquentes avec sa veuve, et, à voir le ton un peu dédaigneux qu’elle prend en parlant de cette personne si simple, si modeste, on croit l’entendre dire : « Si j’avais été la compagne d’un tel homme, j’aurais bien su modifier son système ; la sensibilité, cette révélation sainte, aurait réclamé sa part, et la raison n’eût pas étouffé la vie du cœur. » N’ayant pu agir sur le génie de Hegel, Charlotte voulait protester du moins contre la tyrannie de la raison hégélienne. Elle le dit expressément dans les notes qu’a publiées M. Mundt : « Hegel est mort, le puissant, le profond penseur ; or, comme aucun de ses disciples n’est de force à le remplacer, il y aura (tôt ou tard ? je ne sais, mais la chose est nécessaire), il y aura une période où l’on verra renaître le sentiment, l’amour, la foi, toutes les belles divinités opprimées, écrasées par le despotisme brutal de l’esprit absolu ; oui, elles se relèveront d’autant plus fortes, cela est infaillible. » Cet amour, cette foi, quel devait en être l’objet ? Si Charlotte n’en dit rien, sa vie et sa mort nous l’expriment trop clairement : amour vague, foi confuse, incohé