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solides travaux et qui tout récemment encore vient de publier deux remarquables volumes sur l’Italie, M. Mundt, alors un des chefs de la Jeune Allemagne, ne craignit pas de présenter Charlotte comme une sainte dont le christianisme de notre siècle a droit de s’enorgueillir. Il traitait de pharisiens ceux qui réprouvaient son crime, et s’écriait avec emphase : « Il y a ici bien plus que la Lucrèce romaine qui sacrifia sa vie au sentiment de l’honneur, et dont poètes et peintres ont livré de si belles images à notre admiration. Ce n’est pas d’admiration qu’il s’agit à l’égard de Charlotte, non, il faut contempler avec une émotion sainte un type sublime de l’humanité, un être plein de vie, orné de tous les dons, à qui le sentiment chrétien donne la force de se précipiter dans la mort[1]. » Bien que M. Théodore Mundt ne dise rien de fâcheux assurément sur le compte d’Henri Stieglitz, il résulte de toutes ces phrases pompeuses que Charlotte avait souffert, qu’elle n’avait pas trouvé dans son mariage ce qu’elle avait le droit d’en attendre, que par conséquent Henri Stieglitz était coupable, et peu à peu en effet cette opinion s’accrédita ; on affirmait que Charlotte avait été longtemps victime des violences de son mari. Cette opinion, née dans un moment où l’esprit public est naturellement porté à des conjectures de toute sorte, ne tarda pas cependant à se dissiper ; on sut bientôt qu’Henri Stieglitz avait toujours aimé Charlotte, que Charlotte l’aimait aussi, que sa mort même serait inexplicable sans cet amour, et M. Louis Cürtze, en fournissant de nouvelles preuves sur ce point, n’a rien ajouté à ce qu’on savait déjà. Quel est donc l’intérêt de sa publication ? Un intérêt très vif, dont M. Louis Cürtze ne paraît pas s’être rendu compte. Il a donné sans doute, et c’était là son intention, des détails charmans sur l’esprit d’Henri Stieglitz, sur ses rêves de jeunesse, sur son enthousiasme de la poésie et de l’art ; mais il nous a fourni en même temps, et je crois qu’il n’y songeait guère, le moyen de connaître avec plus de précision les égaremens de ces deux âmes ; il nous a permis de comprendre que si Henri et Charlotte Stieglitz s’aimaient beaucoup, ils ne s’aimaient pas de l’amour vrai ; il a obligé enfin la critique littéraire et morale à juger bien plus sévèrement qu’on ne le faisait jadis les deux héros de cette douloureuse histoire.

Le mal d’Henri Stieglitz, la faute qui a désolé sa vie, c’est la vanité unie à l’entêtement. Il se croyait poète, il se croyait appelé à égaler un jour les créations des plus grands maîtres, parce qu’il avait un vif sentiment du beau, et malgré des avertissemens sans nombre, il s’est obstiné à suivre une voie qui n’était pas la sienne. Il y a longtemps que la sagesse antique a dit au poète : Consultez vos

  1. Charlotte Stieglitz, ein Denktnal, 1 vol. in-4o ; Berlin 1835.