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non, lui dit-elle avec insistance, il faut que tu entendes le concert jusqu’au bout. C’est une expérience à faire ; il faut essayer une fois encore si tu peux écouter de la musique sans que ton repos en souffre. Efforce-toi de supporter ce Beethoven qui t’agite si violemment, lutte avec le puissant maître, et ne te laisse pas dompter par lui. Entends-tu ? sois calme, mon Henri ! sois calme, et reviens avec calme à la maison. Que deviendras-tu, maintenant que nous avons fait tout ce qui pouvait te guérir ? Tu n’as plus de ressources que dans la résignation. Il faut donc que tu sois calme, que tu t’exerces à te posséder toi-même. Quand l’homme a sacrifié tout ce qu’il avait de plus précieux, alors seulement il gagne la délivrance et la paix. La paix ! la paix ! n’est-ce pas pour la donner aux hommes que notre Seigneur a fait le sacrifice de sa vie ? » Ce furent ses dernières paroles ; Henri, qui s’en souvint plus tard, n’y fit guère attention au moment où elle les prononça. Elle avait d’ailleurs, et depuis quelque temps surtout, l’habitude de prononcer des sentences bizarres, mystérieuses, comme pour réveiller cette intelligence assoupie et l’obliger à réfléchir. Il n’y eut pas d’autres adieux. On eût dit que, décidée à en finir, elle était impatiente de voir partir son mari ; ce fut elle qui lui donna le signal en lui tendant la main. Henri pressa la main de Charlotte, l’embrassa au front, et sortit.

Charlotte était seule. C’était à sept heures qu’Henri s’était rendu au concert, et il devait en revenir vers neuf heures. Elle avait deux heures devant elle pour accomplir sa résolution. Il est impossible de croire qu’elle ait hésité un seul instant ; point d’indécision, point de hâte non plus ni d’excitation fébrile. Tout atteste que ce calme effrayant ne s’est pas démenti une minute. M. Mundt, qui, le soir même, à titre d’ami, a pu faire une sorte d’enquête dans la maison désolée, M. Mundt, qui a recueilli tous les indices, consigné tous les témoignages, suit Charlotte pas à pas, pour ainsi dire, pendant ces deux terribles heures. Voyez-la, elle est assise devant ce bureau où tant de fois, pendant que son mari était absent, elle lui écrivait des notes, des pensées détachées, des plans de voyage ou de vie nouvelle, maintes fantaisies en prose ou en vers qui devaient le surprendre au retour, l’égayer, le réveiller ; elle est assise, elle lui écrit ses adieux et ses recommandations dernières. L’écriture est ferme, les lettres sont grandes et nettement dessinées ; elle veut frapper l’œil d’Henri en même temps qu’elle va frapper son âme ; elle veut que ce soit là un testament durable,.un testament qui sera consulté plus d’une fois, et que les pleurs n’effaceront pas. C’est un adieu et une règle de conduite. Elle est persuadée que cette lettre de mort contient un germe de vie, et elle s’applique à la tracer avec un soin superstitieux. L’obstination de sa folie n’empêche pas cependant que le cœur de la femme, de la compagne dévouée, ne ré