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tudiait pour ainsi dire ce moyen de guérison ; elle faisait des expériences en petit avant d’aller jusqu’au bout de son système. Un jour, pendant une promenade, Henri Stieglitz s’était assis sur un tronc d’arbre, et il demeurait plongé dans une sorte de stupeur ; Charlotte, qui l’accompagnait, l’abandonna tout à coup, le laissa seul et s’en revint à la ville. Le lieu était solitaire ; au bout de quelque temps, le malade comprit que sa femme n’était plus là. Réveillé soudain, il se leva, regarda autour de lui, sembla reprendre possession du monde et de lui-même, sentit enfin l’obligation de vivre et revint à sa maison dispos, alerté, heureux d’avoir vécu. L’expérience avait réussi, Charlotte ne l’oublia pas. Cette idée d’une secousse, d’une nécessité salutaire à subir, se retrouve sans cesse dans les notes écrites de sa main, quelquefois même dans ses lettres à son mari. Soit qu’elle délibère avec elle-même, soit qu’elle s’adresse au pauvre malade, des paroles à demi voilées annoncent l’approche d’un malheur, d’une séparation peut-être, qui forcera Stieglitz à redevenir un homme. Après l’inutile voyage à Kissingen, quand elle eut vu l’état du malade empirer de jour en jour, quand elle eut vu les douleurs physiques s’apaiser et au contraire la maladie morale, la paralysie intellectuelle, continuer ses effrayans progrès, la pensée sinistre qu’elle couvait depuis longtemps lui apparut d’heure en heure comme le seul moyen de salut pour son mari, et par conséquent comme une impérieuse obligation pour elle-même. C’est alors que la malheureuse exaltée, voulant préparer Henri Stieglitz, lui adressait devant M. Mundt ces paroles, très sages en apparence, dont le sens terrible ne fut connu que plus tard : « Nous sommes dans la vie comme les soldats dans la bataille. Il faut regarder la mort en face, à tout instant il faut être prêt à la recevoir. Viendra le moment où l’un de nous deux tombera. Si c’est moi que frappe la première balle, alors, mon bon, mon cher camarade, garde toujours ton rang, marche, marche toujours, avec un nouveau courage et une vigueur nouvelle. »

Avant de se résoudre à l’acte horrible qui fascinait son esprit comme l’idée d’un dévouement glorieux, Charlotte avait longtemps débattu le pour et le contre avec une logique passionnée. Ses lettres, ses notes, des fragmens intimes, maintes pages éparses qu’a publiées M. Mundt, composent pour le lecteur attentif une sorte de délibération solennelle et lugubre. On dirait le monologue d’une héroïne de tragédie, à la fin du quatrième acte, au moment qui va précipiter la catastrophe. « C’est moi, se dit Charlotte, qui suis cause de toutes les tortures de son esprit. Né poète, il avait besoin de rester longtemps jeune et de laisser fleurir son imagination au grand air, sans souci des choses matérielles de la vie. Quel âge avait-il quand il m’a aimée ? Vingt ans à peine, et aussitôt, pour se