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son travail de la bibliothèque, l’atmosphère des livres n’exerce plus d’influence malsaine sur son esprit, il a maints projets dans la tête, et déjà il s’est mis vaillamment à l’œuvre ; j’espère que cette bonne veine va durer. » Comment ces espérances s’évanouirent-elles si promptement ? Au mois de février 1834, Charlotte commençait une lettre par ces mots mélancoliques, empruntés au Don Carlos de Schiller : « Les beaux jours d’Aranjuez sont passés.. » Le mal d’Henri venait d’éclater de nouveau avec une violence terrible. Un écrivain distingué, M. Théodore Mundt, qui voyait intimement Henri et Charlotte Stieglitz pendant cette douloureuse période, nous a laissé sur l’état de son ami des indications discrètes, voilées, et toutefois très significatives. Il est impossible de douter que la maladie du pauvre poète ne fût bien plutôt morale que physique ; c’était l’esprit du moins, c’étaient les surexcitations et les mécomptes de l’esprit qui avaient causé les souffrances corporelles, et s’il était urgent de soigner ce corps si violemment ébranlé, il fallait surtout attaquer le mal à la racine en cherchant un remède pour l’âme. « L’exaltation de la sensibilité, dit M. Mundt, avait rompu l’harmonie naturelle, et livré la Psyché intérieure aux caprices désordonnés du sang. » Charlotte aussi, on le voit par ses lettres, était persuadée qu’il fallait agir sur l’âme. Elle commença toutefois par le traitement externe, si l’on peut ainsi parler ; les médecins avaient conseillé au malade les bains de Kissingen, joli village de Bavière, situé sur les bords de la Saale, et dominé par les ruines du château de Bodenlauben. Ils y passèrent six semaines (août et septembre 1834). « Au moment de son départ, dit M. Théodore Mundt, mon pauvre ami était comme un enfant malade, sans courage, sans énergie, passivement résigné à la mort. Il ne savait plus rien faire par lui-même ; quand ils arrivaient dans une ville, et qu’on ne trouvait pas immédiatement une chambre d’hôtel pour les recevoir, il restait immobile dans la rue et se mettait à pleurer. » Les eaux de Kissingen ne changèrent presque rien à la situation du malade ; si les douleurs du corps étaient moins vives, l’affaissement intellectuel et moral n’avait point diminué. Toujours même inertie, même impuissance à reprendre possession de soi-même. Charlotte avait épuisé tous les moyens de ranimer cette âme engourdie : « Si cette léthargie se prolonge, se disait-elle, tout est fini pour jamais. L’heure décisive est venue ; n’y eût-il qu’un remède pour l’arracher à la mort, quel qu’il soit, je l’emploierai. »

Un médecin avait-il dit devant Charlotte qu’une vive secousse morale pourrait triompher de cette paralysie ? était-ce une idée qu’elle avait conçue elle-même, à force d’observer les péripéties du mal ? On a pu lui suggérer cette pensée ; il est certain qu’elle l’a nourrie, l’a développée avec une ardeur et une persévérance singulières. Elle é