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préparer maintes surprises qui devaient réveiller son ardeur, — il faut te mettre en mesure de faire un cours d’histoire littéraire comparée. Tu chercheras une place dans quelque université russe ;… pendant les vacances, nous voyagerons, nous irons en Allemagne ou en Italie. Tu feras de nouveaux poèmes, et comme tu seras loin de ton pays, tu y penseras avec regret, avec amour, et cet amour enflammera ton inspiration. L’Allemagne sera ta fiancée, ta fiancée qu’une longue distance séparera de toi, et tu lui adresseras de brûlantes déclarations d’amour. Établi en Russie, tu n’en seras que plus présent au cœur de l’Allemagne, tu seras un vrai poète allemand. Tu attireras des compatriotes qui voudront suivre ton exemple, et qui sait si dans une dizaine d’années nous n’aurons pas autour de nous tout un cercle d’amis venus de la terre natale ? Il n’est pas nécessaire que nous soyons à Saint-Pétersbourg, je demande seulement une bonne université russe. Tu feras une leçon par jour, pas davantage. Qui nous arrête ? Essayons au printemps prochain, allons faire à Saint-Pétersbourg une première tentative. C’est la lettre de ton oncle qui a fait naître en moi tous ces projets. Quelle tâche que celle-là ! enseigner la littérature allemande à la Russie, être un missionnaire de l’esprit humain, et en même temps créer des œuvres nouvelles, faire fleurir ; ton jardin de poésie ! Je me mets à ta place, et cette idée me transporte. Tu aurais là un rôle vraiment original. Veux-tu ? oui. 0 Dieu bon, bénis notre projet ! fais descendre sur Henri l’inspiration féconde dans tes contrées du nord !… Pourquoi nous en coûterait-il de partir ? N’est-il pas présent en tout lieu, celui qui est la source de la vie et de l’esprit, celui qui est le bienfaiteur immortel dans ce monde et dans l’éternité ? »

Ils partirent aux premiers jours de l’été. Henri n’avait pas donné sa démission des places qu’il occupait à Berlin, il avait obtenu seulement un congé de plusieurs mois, et il en profita pour voir assez complètement la Russie. Son oncle, le baron Stieglitz, banquier à Saint-Pétersbourg, les reçut à bras ouverts. C’était un homme instruit, libéral, très dévoué à son neveu et qui avait pour sa nièce une tendre admiration. Si les projets de Charlotte ne se réalisèrent pas, si Henri Stieglitz ne trouva pas une chaire à l’université de Dorpat ou de Moscou, il retrouva du moins en Russie une partie de ses forces et de sa santé. La vue d’un pays nouveau, l’étude des mœurs, le mouvement, l’exercice, tout cela éveillait son esprit et l’arrachait à ses sombres pensées. Le poète des Tableaux de l’Orient aurait eu besoin d’une vie active ; sa vocation poétique, puisqu’il voulait absolument être poète, c’était de courir le monde et de le peindre en courant. Plusieurs mois encore après son retour à Berlin, il ressentait vivement la salutaire action de ce voyage. « Henri est devenu un autre homme, écrivait Charlotte au baron Stieglitz ; il fait gaiement