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l’exacte peinture des contrées et des peuples. Une seule fois peut-être, dans les pièces sur la vallée de Cachemire, des impressions personnelles viennent ajouter un intérêt vivant au charme un peu superficiel de ses tableaux ; il écrivait ces vers à l’époque où, fiancé avec Charlotte Willhoeft, il vivait loin d’elle à Berlin, et l’invoquait comme sa libératrice. Quelque chose des transports du rêveur a passé dans les pages que nous signalons ; ces chants sur la vallée de Cachemire sont le poème de son amour. Quelle est cependant la pensée générale qui domine et relie tous ces tableaux si variés ? Il n’est pas facile de la deviner. On reconnaît bien çà et là l’ancien auditeur de Hegel ; il est évident que Stieglitz a entendu l’illustre maître dans ses leçons sur la philosophie de l’histoire, et qu’il lui emprunte plus d’une idée sur le rôle de la civilisation asiatique ; tout cela est bien vague néanmoins, et dans se vaste panorama le regard ne sait où s’arrêter. Ce n’est pas l’antique Orient que le poète a voulu peindre, c’est l’Orient moderne, et très souvent celui du XIXe siècle ; voici des Grecs, des Turcs, des Persans, des Arabes, des Hindous, des Chinois, tous caractérisés assez nettement, et la variété du dessin, sinon l’éclat des couleurs, révèle une main habile. Les Chinois surtout, non pas les sages Chinois tant admirés de Voltaire, mais les Chinois formalistes, prosaïques, baroques, si vivement flagellés par Hegel, sont mis en scène avec une verve inattendue. Un savant philosophe hégélien du centre gauche, M. Rosenkranz, qui est en même temps un excellent juge littéraire, a signalé ce tableau de la Chine moderne comme la partie la plus remarquable de l’œuvre d’Henri Stieglitz[1]. En m’associant très volontiers aux éloges de M. Rosenkranz, je demanderai toujours quel est le sens de cette fantasmagorie. Un demi-poète, un demi-philosophe, voilà ce que nous montre après tant d’études sérieuses et de brillantes promesses cet élève chéri des Boeckh, des Hegel, des Bouterweck, qui aurait pu, lui aussi, devenir maître à son tour et illustrer la critique.

Henri Stieglitz fut-il mécontent de l’accueil un peu froid que reçut son panorama de l’Orient ? ou bien se disait-il à lui-même que c’était là une œuvre manquée ? Ses irritations nerveuses, ses accès d’humeur noire et de paralysie morale, interrompus quelque temps, reparurent bientôt plus douloureux que jamais. C’est alors que Charlotte lui conseilla de quitter ses fonctions de bibliothécaire, sa place de professeur, et de partir pour la Russie. Ils avaient des parens à Saint-Pétersbourg, et Charlotte savait qu’ils trouveraient auprès d’eux une généreuse assistance. « Il faut, écrivait-elle à son mari, — car pendant les longues heures où Henri restait à la bibliothèque elle, passait son temps à écrire, à tracer des plans, à lui

  1. Zur Geschichte der deutschen Literatur, von Carl Rosenkranz, 1 vol., 1836.