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exprimer son opinion sur l’empire turc et sur les chefs qui avaient essayé de le transformer. Ce n’étaient pas des pensées vulgaires qui occupaient l’imagination d’Henri Stieglitz, c’étaient malheureusement des pensées vagues et confuses. Cet esprit si vif, si lumineux, quand il jugeait les œuvres des grands artistes, semblait se couvrir d’un voile dès qu’il voulait produire. Le critique avait des idées, le poète n’avait que des instincts, instincts élevés et nobles, qui languissaient faute de sève. Aussi, lorsque, fatigué de ses longues séances à la bibliothèque, il rentrait chez lui, avide de travaux plus brillans, impatient de s’élancer dans le domaine de l’idéal, cette ardeur se dissipait bien vite devant les difficultés de l’art. Il n’avait que des désirs et point de force. Charlotte du moins accomplissait vaillamment sa tâche ; elle luttait contre cette maladie terrible, et plus d’une fois elle put croire qu’elle triompherait. Mais comment peindre son martyre ? Comment raconter ses alternatives d’espoir et de découragement ? Pendant les cinq premières années de son mariage (1828-1833), elle a sauvé le moribond et lui a fait traverser victorieusement les plus effroyables crises. Si Henri Stieglitz a pu terminer ses Tableaux de l’Orient, c’est que Charlotte lui tenait la main, c’est qu’elle le relevait sans cesse, c’est qu’elle le disputait à la mort, au désespoir, à la folie, avec un dévouement aussi ingénieux qu’obstiné. Le meilleur remède, assurément, pour Henri Stieglitz, c’eût été de renoncer à ses ambitions, de ne pas s’acharner à une œuvre impossible, de rentrer simplement dans les voies de sa nature. Charlotte pouvait-elle lui donner ce conseil ? Non, il était trop tard ; l’inertie de l’infortuné songeur avait fait de tels progrès que, s’il tenait encore à la vie intellectuelle, c’était par cet amour insensé de la poésie. Qui eût brisé cette attache l’eût plongé dans l’abîme.

Enfin ses Tableaux de l’Orient étaient terminés ; le premier volume avait paru à Leipzig en 1831, le quatrième en 1833. Ce ne fut pas un succès comme l’avait rêvé le jeune poète à l’époque où il suivait les cours de Boeckh et de Hegel, ce ne fut pas non plus une chute. Henri Stieglitz prenait un rang distingué parmi les poètes de second ordre. Un de ses principaux mérites, c’était la mélodie du langage ; on reconnaissait dans le maniement du rhythme et l’ordonnance des paroles le musicien qui appréciait si parfaitement Mozart. L’imagination de l’auteur, assez vive bien que nullement créatrice, c’est l’imagination de l’érudit qui s’échauffe à la suite d’une lecture. Stieglitz connaît tous les voyageurs qui ont visité l’Inde et la Perse ; ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont raconté en prose, il le chante après eux en vers sonores, et s’il ne nous donne pas une image originale de ses propres sentimens, comme Goethe dans le Divan oriental-occidental, il réussit du moins à tracer