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fille, et au milieu de quelles sympathies cordiales ils s’avancent tous deux vers l’autel ! Eh bien ! sous ces apparences de bonheur il y a des misères sans nom. Ce jeune homme à qui paraît sourire une destinée si radieuse, c’est un mourant incliné déjà sur son tombeau ; cette jeune femme que vous croyez si fière d’épouser un poète et de s’associer à sa gloire, elle n’est que l’infirmière d’un malade condamné, la gardienne d’un fou ; elle le sait, elle sent qu’elle en devient folle elle-même, et de sinistres pensées la dévorent. Les voilà mariés ; ils montent en voiture et partent pour les contrées du Rhin. Un de leurs amis, qui a reçu les confidences de Charlotte, nous les peint vivement dans ce premier tête-à-tête désolé : ils étaient là, silencieux, mornes, et comme étrangers l’un à l’autre, au moment où le fouet du postillon enlevait les chevaux, au moment où le jeune époux est si heureux d’emporter sa conquête !

Dès ce jour, ce fut pour Charlotte une vie de luttes, d’efforts, de préoccupations continuelles, un dévouement de toutes les heures. Généreuse et spirituelle comme elle était, elle eut bientôt dissimulé ses tristesses. L’inquiétude n’avait pas laissé de traces sur ce visage charmant. Elle souriait, elle était heureuse, elle récitait les vers d’Henri et lui en demandait de nouveaux. Dire toutes les délicatesses de son amour, toutes les ruses charmantes de sa piété conjugale, ce serait chose impossible. Elle feignait l’espérance et la foi, avec quelle grâce irrésistible ! Bientôt, à force de répéter ce rôle et de le jouer avec son cœur, elle y fut prise elle-même ; elle croyait son mari sauvé, elle le voyait renaître à l’enthousiasme et concevoir de nouveau ses ambitieux projets. « Que j’étais insensée, se disait-elle, de me tourmenter de la sorte ! Ce n’était qu’une crise ; elle est finie, grâce à Dieu, et ce génie poétique qui me ravissait il y a cinq ans, ce génie dont il a donné tant de preuves timides, va se montrer dans la plénitude de sa force. N’est-ce pas le sort des grands poètes de souffrir ainsi, de voir parfois leur imagination se voiler ? Un esprit médiocre est toujours semblable à lui-même, et ne connaît pas de telles angoisses. C’est à moi d’entretenir chez lui cette pure ardeur et de chasser les démons. Ma vie a un but, mon rôle va commencer ! » Et dès le lendemain ce réveil d’un jour laissait le malheureux poète plus abattu, plus désespéré qu’auparavant.

Après leur voyage aux provinces rhénanes, Henri et Charlotte Stieglitz s’étaient établis à Berlin. Henri avait repris ses fonctions, il faisait sa classe au gymnase et passait de longues heures à la bibliothèque. En même temps il préparait son grand recueil poétique, ces Tableaux de l’Orient, dont plusieurs parties avaient paru çà et là, et qui, réunis dans un vaste cadre, devaient former en quelque sorte le premier chant de l’épopée humaine au XIXe siècle. Il travaillait aussi à un drame intitulé Sélim III, dans lequel il voulait