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tre six ans plus tard dans un grand recueil intitulé Tableaux de l’Orient, sa confiance en lui-même semble revenue tout entière. Il envoie ces vers à sa fiancée, et les lui vante avec un enthousiasme qui serait tout simplement risible, s’il n’y avait là toute autre chose que la puérile vanité d’un rimeur. Prenez-y garde ; il est heureux, il triomphe, il affirme qu’il a écrit son chef-d’œuvre, il dit à Charlotte qu’en écrivant ces poèmes son âme était plongée dans une ivresse céleste et qu’elle jouira en les lisant des mêmes béatitudes : croyez-vous qu’il dise cela d’une voix bien assurée ? Non, sa voix tremble ; il a douté, il a peur, le malheureux ! Il a par instans le sentiment très net de son impuissance, et, voulant s’arracher à cette révélation terrible, il donne à Charlotte Willhoeft le ton des éloges qu’il est impatient de recevoir. Il y a, en un mot, au fond de cette âme ardente, une désolation secrète et une farouche inquiétude. Ses amis s’en apercevaient bien, et lui-même ne s’en cachait qu’à demi. « Je me sens plus calme, écrivait-il à sa fiancée. Hegel a donné de mes nouvelles à un de mes amis qui est à Paris en ce moment, et il lui dit que j’ai bien plus de calme, de sérénité… Aucun éloge ne pouvait m’être plus agréable ; c’est à ce but que tendaient tous mes efforts. » Hélas ! ces périodes de sérénité n’étaient pas longues. Pour que la paix pût rentrer à jamais dans cette âme dévoyée, il aurait fallu que Stieglitz eût le courage de dire : « Je ne serai pas un grand poète, je n’éblouirai pas le monde par les inventions de mon génie, on ne me nommera pas auprès de Shakspeare ou de Goethe ; mais je suis passionné pour le beau, j’expliquerai les mystères de l’art, je commenterai les esprits créateurs, et je servirai la culture morale de l’humanité à la place que m’assigne la Providence. » Henri Stieglitz ne l’a pas voulu, et il a continué à se débattre douloureusement au milieu des contradictions de son intelligence.

Ajoutez à cela que pour épouser Charlotte Willhoeft il avait dû se faire une position, et que les places par où il débutait dans la carrière des lettres étaient bien peu en rapport avec les ambitieuses prétentions d’un poète. Pourvu d’un petit emploi à la bibliothèque de Berlin, puis chargé d’une classe au gymnase, il souffrait, non pas de remplir des fonctions trop modestes, mais de perdre ses loisirs et d’être retenu loin des sphères sublimes où aspirait son imagination. Ces nécessités de la vie aigrissaient encore son humeur. Il ressentit bientôt les premières atteintes d’une maladie grave ; l’exaltation et les douleurs de son intelligence avaient exaspéré chez lui le système nerveux, et ses nerfs ébranlés réagissant sur l’intelligence, la source de son mal se renouvelait sans cesse. Abattu et irrité à la fois, attribuant à des causes tout extérieures cette impuissance, cette paralysie poétique, qu’il aurait dû s’expliquer depuis longtemps, s’il avait