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il avait eu grand’peine à éviter une condamnation à mort. Plus tard, il avait déserté, il avait erré longtemps par le monde, gagnant sa vie bien péniblement, tantôt ici, tantôt là ; enfin, à cette place même où je le voyais, il avait trouvé son pain assuré, au prix d’un rude labeur. L’unique joie qui lui restât encore, c’était de sortir seul le dimanche et de s’abandonner à ses rêveries, car il avait en horreur les vaines dissipations de ses semblables et leur acharnement à des plaisirs frivoles. Je lui demandai s’il ne s’occupait pas encore de ses projets poétiques. Il me répondit que toute grande inspiration était éteinte ou brisée chez lui, que de temps à autre il écrivait encore quelques chants, mais qu’aucun de ces chants ne répondait à son idéal. « Je vais vous en montrer plusieurs, ajouta-t-il ; vous, monsieur, vous me comprendrez. » Je le quittai tout ému ; je sentais que je n’aurais pu le voir plus longtemps sans fondre en larmes ; j’allai dans le jardin, où je lus quelques-unes de ses poésies tracées d’une écriture parfaitement nette. Si la forme n’en est pas toujours très pure, il y en a plusieurs qui révèlent un sentiment profond ; elles portent toutes la marque d’une mélancolie qui semble s’accroître de jour en jour, et qui, je le crains bien, finira par la folie. Si je suis plus calme moi-même, je reviendrai visiter ce pauvre homme, et je verrai s’il est possible d’agir sur lui, d’adoucir son amertume. J’ai bien peur qu’on ne puisse le guérir complètement ; lui-même, il ne semble pas le désirer… »


Parmi les lettres passionnées d’Henri Stieglitz, au milieu de ces élans d’enthousiasme qui recouvrent des inquiétudes si amères, cette page touchante et simple produit une poignante impression. Nous dominons sans peine ce qu’il a dû ressentir en écoutant les confidences de ce pauvre diable. Troublé par ce singulier avertissement du hasard, il cherche pourtant à chasser les pressentimens qui l’assiègent. « Voilà encore un homme, ajoute-t-il, qui accuse le destin d’avoir étouffé chez lui l’inspiration. Il se trompe. Ce n’est pas la misère qui l’a perdu, c’est son esprit inquiet, sa nature pusillanime, l’absence d’une volonté persévérante. » Lui, au contraire, on croit l’entendre s’écrier : Je suis poète, je veux être poète, je suis prêt à lutter contre tous les obstacles, et ce n’est pas la persévérance qui me manquera.

Si ce viril sentiment de la volonté n’apparaissait par intervalles au milieu des alarmes et des défaillances d’Henri Stieglitz, cette correspondance enthousiaste ne serait que le journal d’une maladie ridicule. On fermerait le livre avec impatience et l’on dirait au rêveur : Renoncez à la poésie, puisque vous n’avez pas foi en vous-même. Mais comment tenir ce langage à une âme si ardemment amoureuse du beau et qui ne songe qu’à s’épurer, à se perfectionner sans cesse ? Comment ne pas croire qu’il sortira quelque chose d’une préparation si scrupuleuse ? Continuons de feuilleter ces confidences ; si nous ne voyons pas surgir un grand artiste, nous verrons du moins les efforts d’un noble esprit qui s’est fait la plus haute idée de son art, et qui marche pour ainsi dire vers le sanctuaire avec la ferveur et