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Stieglitz est aussi ardent que sincère en ses premiers débuts ; son cœur bat, son esprit est ravi en extase par la vision du beau ; seulement cet enthousiasme, pour avoir voulu viser trop haut, va se perdre et se dissiper dans le vide. Enfermé dans un domaine bien circonscrit, son talent aurait grandi de jour en jour ; aux prises avec l’impossible, cette imagination se consumera elle-même, et que restera-t-il bientôt de ce brillant poète qui partait avec tant de confiance pour conquérir le monde ? Un pauvre malade, j’allais dire un pauvre fou, qui lutte d’abord avec une certaine vigueur contre les démons de son esprit, mais qui finit par s’engourdir dans sa morne souffrance.

Henri Stieglitz semble avoir eu plus d’une fois le pressentiment de cette destinée. Dans les premiers jours, qui suivirent son départ de Leipzig, pendant qu’il s’en allait de ville en ville, parcourant les musées, visitant les écrivains illustres, rêvant à ses grands poèmes homériques, il écrivait un matin à sa fiancée Charlotte : « Le soleil n’est pas encore levé, mais je pense à toi, et tout devient radieux autour de moi. Oh ! je te salue, soleil de ma vie, étoile si haut placée dans les sphères supérieures, et si près de moi cependant !… Cette nuit je rêvais : un monstre se jetait sur moi, j’avais parfaitement conscience de ma situation, comme si je me fusse trouvé en état de veille, et en même temps j’étais paralysé par l’inertie du sommeil ; alors, ô bien-aimée, tu t’approchais sans armes, simplement, comme tu es chaque jour, d’une main forte tu chassais le monstre menaçant, et moi je continuais à dormir en repos. Rassuré désormais, je reprends mon bâton de voyage, car j’ai ma bien-aimée au fond de mon cœur, et mon âme marche vers la lumière… » Ce monstre, ce malfaisant génie (Unhold) dont l’approche le paralysait, c’était le pressentiment et la crainte de son impuissance poétique. Le rêve n’exprimait que trop bien la situation ; très éveillé, toutefois inerte, immobile, incapable d’agir et de montrer tout ce qu’il valait, tel nous apparaît déjà l’ambitieux Stieglitz au moment de son juvénile essor. Heureusement il se croit sauvé ; Charlotte a foi en lui, c’est la foi de Charlotte qui chasse les démons et qui détruit les sortilèges. Ne vous étonnez pas si son amour pour elle se transforme en une sorte d’adoration mystique. Ce n’est plus sa fiancée, c’est une sainte, une créature céleste investie de pouvoirs mystérieux, ou plutôt c’est la transfiguration et l’apothéose de son orgueil de poète. Un jour, à Bamberg, il entre dans la cathédrale, et, tout protestant qu’il est, il se sent enivré par la solennité du culte, l’harmonie des chants, l’éclat des cierges ; il se jette à genoux,… mais c’est lui-même qu’il faut laisser parler. « J’étais dans la cathédrale où l’on célébrait l’office divin ; au-dessus de ma tête retentissait le carillon des cloches, autour de moi étincelaient les cierges,