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mort. » En vain se prodiguent-ils sans mesure les noms les plus doux, les plus tendres, les sermens les plus passionnés : à travers ces effusions on sent une gêne secrète. La contrainte était bien plus grande encore quand ils se retrouvaient en face l’un de l’autre. Chez ce jeune homme inquiet, maladif, mécontent de lui-même, et dont la sève intellectuelle semblait tarir de jour en jour, Charlotte pouvait-elle reconnaître son idéal, l’idéal de ce poète orageux qu’elle espérait diriger vers la gloire ? Chez cette jeune fille, généreuse, mais clairvoyante, enivrée d’illusions, mais capable aussi de comprendre la réalité des choses, Henri Stieglitz retrouvait-il cette admiration perpétuelle, cet enthousiasme sans condition et sans réserve, dont sa faiblesse avait besoin ? Alors Henri repartait pour Berlin, Charlotte rentrait dans sa solitude, et la correspondance recommençait de plus belle, avec des effusions lyriques, avec des protestations amoureuses, où un lecteur superficiel pourrait bien voir l’image la plus vive de l’enthousiasme et de la félicité.

Ouvrons-la, cette correspondance ; sous les paroles ardentes et sincères assurément quand elles furent écrites, cherchons la situation vraie, dont ces cœurs exaltés et malades ne se rendaient pas compte eux-mêmes. Il y a deux choses qui remplissent toutes les lettres d’Henri Stieglitz : d’abord ses projets, ses ambitions poétiques, les visites qu’il fait aux écrivains célèbres, l’accueil qu’il reçoit d’eux, et puis les élans d’amour vers Charlotte, élans d’amour qui ressemblent parfois à des cris de désespoir, lorsque le poète, doutant de lui-même, commençant à comprendre la stérilité de son esprit, se recommande en suppliant à la jeune femme qui l’admire, et s’attache à elle comme à un foyer d’inspirations. Dès les premières lettres, on aperçoit ces deux préoccupations de sa pensée, qui vont désormais se mêler, se croiser sans cesse, au point de devenir inséparables. « Toi, écrit-il à Charlotte, toi et mon cher, mon fidèle Homère, vous ne me quittez pas, je vous emporte tous deux avec moi. » Stieglitz, excellent philologue, disciple favori du célèbre Jacobs, avait toujours devant les yeux, en sa poétique ardeur, les plus éclatans modèles de l’art, et il prétendait lutter avec ces hommes que Montesquieu appelle les colosses de l’antiquité. À quoi bon se mêler de poésie, si l’on ne peut du premier élan se placer auprès des plus grands maîtres ? Henri Stieglitz voulait être l’Homère de son époque. On l’eût fort embarrassé à coup sûr, en lui demandant de quelle manière il comprenait sa tâche, quels sujets il voulait traiter, à quelles idées il consacrerait ses inspirations, comment enfin il serait pour l’Europe du XIXe siècle ce que fut Homère pour les premiers temps de la race hellénique. N’importe, c’était un Homère nouveau, ni plus ni moins, que l’impatient rêveur voulait faire admirer aux hommes de son époque. L’enthousiasme d’Henri