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mort volontairement cherchée, la mort combinée d’avance, fixée d’avance à tel moment du drame, comme dans le scénario d’une composition théâtrale. Et Henri Stieglitz, pouvons-nous croire qu’il aimera Charlotte ? Le jour où il devient son fiancé, il semble ne songer qu’à lui-même ; il se croit poète, il est avide de gloire, et comme Charlotte, dans son délire, a développé chez lui cette confiance orgueilleuse, ce qu’il aime chez sa fiancée, ce sont ses propres illusions, encouragées et soutenues par des fanfares qui ne se taisent pas. Mais s’il s’aperçoit bientôt que ce sont des illusions en effet ! si ces fanfares de tous les instans ne font qu’entretenir son orgueil sans enflammer son génie ! s’il est forcé de s’avouer à lui-même son impuissance ? Voilà le secret fatal de cette vie : exaltation et illusion chez la jeune femme, impuissance et désespoir chez celui qui se prenait pour un poète. Le jour où ils s’apercevront l’un et l’autre de leur méprise, un supplice épouvantable va commencer pour eux.

La vie littéraire, dans nos sociétés modernes, est féconde en drames de toute sorte. Ces belles régions des lettres, pleines d’enchantemens et de clartés merveilleuses, mais habitées aussi par bien des hôtes funestes, sont semées de pièges et de précipices. Je ne parle pas seulement des inimitiés, des jalousies, plus violentes et plus acharnées peut-être en ce pays que partout ailleurs, mais communes en définitive à la nature humaine, et qui se retrouvent dans toutes les conditions de la vie ; je parle des misères que chacun porte en lui-même, des doutes qui harcèlent l’esprit, des scrupules qui le refroidissent, des alternatives d’enthousiasme et de défaillance, de toutes les agitations intérieures qui peuvent tourmenter l’écrivain, au moment où il va livrer sa pensée à la foule. Il y a des heures où l’homme le plus résolu, le plus aguerri aux batailles de la pensée, se surprend tout à coup à envier le sort du plus humble et du plus inconnu de ses contemporains, le sort même du moine qui s’est condamné à un silence éternel. Heureux pourtant cet esprit, au milieu même de ces défaillances, car il sait bien qu’elles ne dureront pas ! Heureux celui qui souffre et qui se sent vivre ! Le mal poignant, terrible, le mal sans consolation, c’est d’en être réduit au sentiment de l’impuissance. Ne dites pas que le remède est facile, et que l’homme, écrivain ou artiste, philosophe ou poète, qui se sent impuissant à produire doit se hâter, s’il est sage, de quitter un théâtre où l’attendent de perpétuels mécomptes. Cette sagesse lui est interdite, et c’est précisément de là que vient son mal. L’impuissant dont je parle n’est ni l’artiste qui se décourage un instant pour se relever plus fort, ni le sot prétentieux qui ne se doute pas de sa nullité ; il a l’ardeur et l’enthousiasme, il aime le beau, il le voit ou croit le voir, il le poursuit du cœur comme des yeux, et en même temps, soit humilité excessive, soit faiblesse véritable, il est persuadé