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provoquant les effusions lyriques du songeur ; rentrée dans sa chambre, elle écrivit ces mots : « Ne rien vouloir, ne rien savoir, ne rien désirer, hors une seule chose, aimer ; s’oublier soi-même dans le bonheur de celui qu’on aime sans espérance et sans désir de retour, c’est un état de l’âme qui nous égale aux anges, c’est le pressentiment d’une félicité céleste ! Voilà ce que tu m’enseignais, ô ma mère ! Pourquoi donc ne suis-je pas heureuse ? Pourquoi donc cette inquiétude involontaire qui me tourmente sans cesse ? Pourquoi ce désir qui oppresse ma poitrine, pourquoi cette continuelle attente, comme si la minute qui va venir devait m’apporter un je ne sais quoi dont je ne sais pas même le nom ? Si je pouvais faire pour lui quelque chose de bien grand, de bien pénible, sans qu’il soupçonnât d’où cela lui vient ! Si je pouvais, sans être vue de lui, détourner de sa tête bien-aimée quelque grande infortune, quelque coup terrible du destin et attirer sur moi ce malheur, et puis, silencieusement enfermée en moi-même, lever les yeux vers lui du fond de mon obscurité, et me réjouir à son joyeux sourire comme à un rayon de soleil ! Alors il me semble que je serais tranquille et heureuse pour tout le reste de mes jours. — Cette soirée a été une des plus belles de ma vie. Ce souvenir sera pour moi dans l’avenir comme une étoile radieuse. Je sens que le calme se fait en mon âme. »

Exaltation et illusion ! Charlotte croyait aimer ; elle aimait les subtilités de son cœur, elle aimait une occasion de souffrir et de se dévouer. Bizarre esprit, âme généreuse et malade, au moment même où elle parle du calme qui la pénètre, sa sérénité s’est enfuie pour toujours, la voilà enchaînée à cette œuvre impossible qu’elle a si imprudemment désirée. L’amour est un acte de foi ; dès la première heure, l’amante d’Henri Stieglitz se défie de celui qu’elle aime, elle comprend très bien que c’est une débile nature, une imagination superficielle ; elle voit que l’inspiration féconde n’est pas là, que ce poète dont elle voudrait être fière ne prendra jamais son essor, et elle s’obstine à jouer son rôle auprès de lui comme une garde-malade au chevet d’un malheureux sans espoir. Supposez que ce goût du sacrifice soit dirigé régulièrement et sainement mis à profit : Charlotte Willhoeft sera une admirable sœur de charité ; mais qu’est-ce qu’une sœur de charité sans l’humilité des sentimens ? Dans une âme inquiète, bizarre, en proie à cette sensibilité maladive, le dévouement ne sera qu’une forme de la mélancolie prétentieuse et le déguisement du désespoir. J’ai de la peine à croire Charlotte quand elle se dit prête à des sacrifices dont personne ne saura rien. Je doute aussi qu’elle soit guérie, comme nous le pensions, de son dégoût de la vie active ; des pensées sinistres, on le voit trop, se mêlent sans cesse à ses projets d’avenir. Je connais ton secret, pauvre âme désolée ; ton amant, c’est la mort, et, j’en ai bien peur pour toi, la