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gulière, les vulgaires soucis du foyer avaient étouffé sous les cendres les belles flammes de ses jeunes années ; elle s’accusait, en un mot, d’avoir tué un poète, et, moitié désespoir, moitié scrupule, elle se crut obligée en conscience de lui rendre l’inspiration au prix même de sa vie.

Une publication récente vient d’attirer de nouveau l’attention sur la mort de Charlotte Stieglitz. Un neveu du poète, M. Louis Cürtze, a mis au jour deux volumes de lettres adressées par Henri Stieglitz à sa fiancée Charlotte. On ne connaissait jusqu’à présent que les lettres et les confidences de la jeune femme, et on pouvait se demander si son exaltation ne cachait pas quelque blessure secrète. Or les lettres d’Henri Stieglitz montrent avec quelle tendresse il était attaché à la compagne de sa vie, elles révèlent aussi dans l’affection mutuelle des deux amans bien des germes funestes. Assurément il n’y a plus de doute possible sur les motifs qui ont poussé Charlotte à se donner la mort ; ce n’est pas ici le désespoir des affections dédaignées ou trahies, c’est le sacrifice héroïque et horrible d’une âme qui, engagée dans une voie fausse, croit s’apercevoir tout à coup que sa vie est inutile et dangereuse à la tâche qu’elle s’est imposée. Ils s’aimaient sans doute, mais de quel amour ? Était-ce l’amour simple, franc, loyal, prêt aux sacrifices continus et obscurs ? N’était-ce pas plutôt un amour prétentieux, subtil, très sincère d’abord, on ne peut le nier, et cependant altéré d’avance par un mélange secret d’égoïsme et d’orgueil ? Pauvres âmes si cruellement frappées, voici la punition de vos erreurs ; vous êtes devenues un problème de psychologie morale, et il nous faut étudier, le scalpel à la main, les étranges maladies dont vous nous présentez l’image. Nous n’oublierons pas du moins ce que vous avez souffert ; nous toucherons légèrement à vos blessures ; si graves que soient vos fautes, elles attestent des ambitions élevées, et ce ne sont pas des cœurs vulgaires qui connaîtront jamais vos angoisses.

Charlotte-Sophie Willhœft était née à Hambourg le 18 juin 1806. Son père, riche négociant, ayant peu de temps après transporté son commerce à Leipzig, ce fut dans cette ville que s’écoulèrent son enfance et sa jeunesse. On vit briller chez elle, dès ses premières années, les dons les plus heureux de l’intelligence et du cœur ; vive, aimante, spirituelle, elle déployait de merveilleuses aptitudes avec une précocité surprenante. Sa sensibilité était extrême. Tantôt follement rieuse, tantôt plongée en des rêveries étranges, on eût dit qu’elle répondait aux appels d’un monde mystérieux. Sa mère, tour à tour inquiète ou charmée, essayait vainement de modérer ses joies et ses tristesses ; elle échappait à la règle par des élans soudains, et il arrivait souvent que des paroles inattendues, comme de gracieuses é