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bord des vaisseaux, il vaut mieux, pour les armer, prendre des hommes dont le service dure sept années. On rend ainsi la plus grande partie des matelots de l’inscription à leur véritable profession, le commerce, et on crée surtout ce qu’aucune puissance ne possède encore, une marine militaire permanente.

Ce que nous indiquons n’est plus au reste un simple projet. La France ne reste en arrière d’aucun progrès réel, et déjà les modifications dont je viens de parler sont, sur une petite échelle, en cours d’exécution. On envoie des officiers et huit cents matelots de la conscription étudier à Lorient pendant six mois les manœuvres d’infanterie, et le Suffren, vaisseau-école des canonniers, forme chaque année six cents chefs de pièce excellens. Il suffira d’imiter dans chaque port ce qui se fait dans un, de transformer chaque vaisseau de l’escadre d’évolution en une école sérieuse de canonnage, et l’on pourra regarder dès ce jour les quatre frégates cuirassées actuellement sur les chantiers comme le noyau d’une flotte de guerre qui fera disparaître l’ancienne avec ses bâtimens mixtes, son matériel et son personnel limités.

Il y a sur notre infériorité navale un préjugé trop répandu en France, et que ces pages auront peut-être servi à combattre. Une nation comme la nôtre ne doit pas être purement militaire. La marine n’est point une arme de luxe ni un corps secondaire dans un grand état, car les destinées des peuples ne se résolvent définitivement que sur mer. Les Vénitiens, les Portugais, les Hollandais et les Espagnols n’ont perdu leur suprématie que lorsqu’une mauvaise administration des finances, les discordes intestines et les conquêtes inutiles eurent amené le dépérissement de leur flotte. Et quand l’Europe, tant de fois vaincue, triompha de la France dans les premières années de ce siècle, il faut se rappeler que nous n’avions pas de marine, ou du moins pas d’hommes exercés et habitués à la mer pour armer les cent quatre vaisseaux que nous possédions encore en 1814. Pour la première fois donc, par les navires cuirassés, la France devient une grande nation maritime ; la flotte devient un corps complet, permanent, en état de suffire à toutes les éventualités : abordages, sièges, transports, débarquemens, expéditions lointaines. Au lieu de vaisseaux, nous aurons de véritables forteresses flottantes, et si le métier y perd de sa poésie, la France y gagnera le plus sûr instrument de sa grandeur. Nos opérations maritimes en Italie n’eussent-elles servi qu’à faire entrevoir cet avenir, c’en serait assez pour qu’une belle part leur fût accordée dans les souvenirs de la dernière campagne.


A. DES VARANNES.