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l’apanage du vainqueur. La vieille Europe fut à plusieurs reprises dépeuplée et repeuplée de cette étrange manière, et c’est à la dernière opération de cette nature qu’elle ait subie sur une grande échelle que l’Angleterre doit l’heureux mélange de ses races diverses et la physionomie originale de son histoire.

Les précédens en ce genre ne manquaient point sur la terre d’Afrique. Romains, Vandales, Arabes et Turcs s’étaient rapidement succédé, tour à tour spoliateurs et spoliés, héritant de richesses ou de ruines, de travaux ou de dévastations. Sans le coup de vent qui le chassa de la côte, Charles-Quint réservait certainement le même sort aux compagnons de Barberousse : aucun scrupule n’aurait retenu des Espagnols du XVIe siècle, qui avaient fait leur apprentissage de conquérans dans le Nouveau-Monde. Je ne voudrais même pas jurer que, si Louis XIV eût accompli sur Alger les menaces que Bossuet faisait entendre du haut de la chaire, il se fût montré plus réservé. Mais tel était le changement produit dans les idées par le développement naturel d’une civilisation chrétienne, que le {{1er juillet 1830, quand le maréchal de Bourmont put contempler des hauteurs de la Casbah les élégantes villas qui parsemaient déjà les coteaux de Mustapha et les pentes ombragées du Sahel, la pensée, j’en suis sûr, ne vint ni à lui ni à son état-major qu’ils pourraient aller s’y installer à aussi bon droit que Brian de Bois-Guilbert sous le toit de Cédric le Saxon. Peu de jours avant, dit-on, quelques Turcs, désirant fléchir le courroux du vainqueur et sauver leur patrie de la ruine, avaient fait offrir sous main la tête du dey, et ne comprirent pas trop pourquoi le roi de France ne se montrait pas jaloux de recevoir ce genre de satisfaction. Ces ardens patriotes durent être encore bien plus surpris lorsqu’ils lurent dans l’article 5 de la capitulation que « la liberté de toutes les classes d’habitans, leur religion, leurs propriétés, leur commerce et leur industrie ne recevraient aucune atteinte. » Le moyen de comprendre ce que venaient faire des gens qui se mettaient en campagne à travers les mers sans vouloir pour leur peine ni sang ni argent, sans se soucier de tirer ni profit de leurs prises ni vengeance de leurs injures !

Quoi qu’il en soit, que l’honneur en revienne à la France et à ses représentans, il demeura bien entendu dès le premier jour que la conquête de l’Afrique était une conquête non à la manière ancienne, mais à la mode nouvelle de l’Europe, c’est-à-dire une conquête purement politique, et non une prise de possession du sol. C’était un nouveau souverain qu’on proclamait, ce n’étaient pas de nouveaux propriétaires qui s’établissaient. Restait seulement à examiner, et la question ne tarda pas à naître même dans les esprits