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Alpes avec des éléphans, Napoléon avec des canons ; les traverserez-vous avec des canonnières ? — Enfin, si vous présentez le flanc ou l’arrière à un canon, si petit qu’en soit le calibre, il vous coulera. — Cette dernière objection au succès de l’entreprise était sérieuse, car les chaloupes étaient construites pour combattre exclusivement par l’avant. L’unique canon de chaque chaloupe et les servans de la bouche à feu y étaient abrités complètement par un énorme masque en bois, blindé ou cuirassé avec des plaques en fer forgé de dix centimètres d’épaisseur. Il était donc du devoir des capitaines de présenter toujours l’avant à l’ennemi, comme un brave soldat sa baïonnette. Toute fuite devenait plus dangereuse qu’un combat à outrance contre des forces supérieures. Il fallait vaincre ou couler.

Les canonnières étaient au reste des bâtimens complets, pouvant tenir la mer, d’une longueur de vingt-cinq mètres, et rappelant un peu par leurs formes les cotres qui sillonnent la Manche. Elles n’avaient point de noms, et en attendant qu’un combat les eût glorieusement baptisées, elles portaient tout simplement les numéros 6, 7, 8, 9 et 10. Avec leur machine à haute pression, de la force de 15 chevaux, elles atteignaient à quatre atmosphères plus de sept nœuds[1]. C’était tout ce qu’il fallait pour aller au feu et évoluer par tous les temps. Leur tirant d’eau, d’un peu plus d’un mètre à l’arrière, leur poids, évalué à 90 tonneaux, devaient bien augmenter les difficultés de l’expédition dans laquelle on s’engageait ; mais on était pressé. En faire d’autres, plus légères, plus simples, mieux appropriées aux transports par chemins de fer ou voitures, et à la guerre des fleuves ou des lacs, cela n’eût-il pas coûté trop de temps ? On préféra se servir d’un immense matériel de 800 tonneaux qui était tout préparé.

Après les avoir complètement construites à La Seyne, on les avait démontées, et chaque morceau, si petit qu’il fût, était étiqueté, numéroté, et portait des points de repère. En peu de jours, le port de Toulon embarqua sur l’Ariège et sur la Sèvre cette immense quantité de bois, de fer, de cuivre et de caisses. On rendit toute confusion impossible : on donnait à chaque chaloupe une couleur particulière que portait chacune de ses parties, et on lui assignait à bord, dans les cales des transports, une place distincte. Il fallut de la part de tous un soin et une prévoyance inouis pour que rien ne fût oublié, et que cette escadrille en lambeaux ou en herbe, comme on l’appelait plaisamment, pût se suffire à elle-même pour la reconstruction, le lancement, l’armement et les réparations après un combat.

  1. Le nœud équivaut à un mille marin.