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cembre dernier, j’ai passé plus d’une journée bien employée ; mais qui a vu, le 29 juillet, le terrible puits de Cawnpore comblé de cadavres de femmes et d’enfans a contemplé une de ces scènes qui font blanchir les cheveux, et pèsent comme un remords sur la vie d’un homme !… Deux cents femmes et enfans sans défense égorgés après capitulation ! l’un des plus grands forfaits qu’ait jamais éclairés la lumière du soleil ! Aussi tu ne saurais t’imaginer l’exaspération des troupes anglaises ; c’est au cri de remember Cawnpore qu’ils enlèvent les pandys à la fourchette, suivant la belle métaphore gastronomique des zouaves. Pourquoi pandy ? Sans doute parce qu’il en sera beaucoup pendu, ce dont je ne m’afflige que médiocrement, quoiqu’il soit injuste d’envelopper toute la race indienne dans un immense anathème.

Au milieu de ces infâmes trahisons, de ces exécrables assassinats, qui resteront illustres dans les fastes du crime, des traits d’une admirable fidélité viennent consoler l’humanité. Quel dévouement plus touchant que celui de ce serviteur dont le capitaine Smith me racontait hier soir la mort héroïque ? Le 18 juin, le Lady Thackwell, ayant à bord le 2e bataillon du 1er régiment de fusiliers de Madras, avait passé la nuit à l’ancre à quelques milles au-dessus de Mirzapore. Au matin, lorsqu’on levait l’ancre, le capitaine Smith aperçut sur la rive droite du fleuve un indigène qui adressait au steamer des gestes désespérés. La crise était à son apogée : quelques baïonnettes européennes pouvaient suffire pour ramener la victoire sous le drapeau de la reine, et le capitaine Smith dut donner l’ordre du départ, sans tenir compte des signaux de détresse partis du rivage. Le natif suivit longtemps la course du steamer, et ce ne fut que vers neuf heures qu’on le perdit de vue. Comme d’usage, on jeta l’ancre au coucher du soleil après une course d’environ quarante milles. À une heure assez avancée de la soirée, le capitaine se trouvait sur la dunette en compagnie de quelques officiers, lorsqu’un natif gagne le steamer à la nage, se cramponne à l’échelle par un effort suprême, et vient déposer un enfant au milieu du groupe des passagers. L’on reconnut bientôt, sous la couche de suie dont son visage était couvert, un petit garçon européen d’environ deux ans. Quant au natif, sa tâche accomplie, sans mot dire, il se coucha sur le pont, et s’endormit pour ne plus se réveiller. Une balle lui avait brisé la mâchoire : ses pieds, horriblement mutilés, annonçaient qu’il venait d’achever un long voyage, mais l’on ne put trouver sur lui aucun indice qui révélât d’où il était venu. Le pauvre chérubin, comme la plupart des enfans blancs élevés dans l’Inde, s’exprimait dans un inintelligible mélange d’anglais et d’hindostani. Interrogé à plusieurs reprises sur son nom et celui de ses parens, il n’a pu répondre que par les appellations familières de Baba,… Johny ou