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cherchant au milieu de la colonne européenne un père, un frère, un mari que l’on ne devait peut-être plus revoir!.. Des sanglots étouffés, des prières murmurées à voix basse, interrompaient seuls le silence de mort qui pesait sur l’assemblée. Quatre hommes, — le commissioner, son secrétaire, le padre de la station, et moi-même, — suivaient cette scène de deuil avec l’émotion involontaire que même les plus braves éprouvent à l’approche du danger. Des teintes pourpres commençaient à éclairer l’horizon : la nature endormie se réveillait aux premiers feux du matin, parée de ce charme indéfinissable qui en ces brûlantes latitudes disparaît avec les premiers rayons du soleil. L’alarme avait été donnée dans les lignes des cipayes. A l’appel des tambours, des fantômes blancs paraissaient et disparaissaient sous le vert feuillage des manguiers, à l’ombre desquels s’élevaient les huttes de bambous, habitations primitives de la troupe indigène. En peu de minutes, le régiment fut formé en une masse imposante sur le Meïdan, à quelque distance en avant du rideau d’arbres qui bordait la plaine. Alors une scène vraiment héroïque vint faire battre mon cœur à pulsations redoublées. De la colonne européenne, immobile depuis quelques instans, un homme à cheval partit au petit pas, et s’avança jusqu’à toucher les baïonnettes des cipayes. Cet homme, c’était le brigadier; malgré la distance, sa femme, une de nos infortunées compagnes, l’avait reconnu, car elle tomba à genoux, et leva les mains au ciel d’un geste plein de terreur et de désespoir!... Un Dieu clément daigna exaucer cette prière suprême... Soit que les cipayes fussent touchés de la confiance que leur témoignait un vieux guerrier blanchi dans leurs rangs, soit qu’il ne vissent point sans crainte le rapide mouvement par lequel les deux compagnies de fusiliers s’étaient échelonnées sur leurs flancs, tandis que les pièces d’artillerie se mettaient en position de combat, le premier rang du régiment s’abaissa comme un seul homme, et déposa ses fusils à terre. England for ever ! God save the Queen! cria le commissioner, qui reconnut le premier que la journée était gagnée!... Je puis t’assurer que je fis chorus de tous mes poumons aux hourrahs frénétiques qui accompagnèrent ce cri de victoire, car du premier moment j’étais parfaitement convaincu que, si bien en règle que fût mon passeport, les camarades des bouchers de Meerut n’auraient pas les moindres égards pour le mandat d’aide et de protection que M. Le préfet de police, et après lui M. Le consul de France à Calcutta, avaient tiré à mon intention sur les autorités étrangères.

Une journée assez bien employée, comme tu as pu t’en convaincre, mon cher ami! Celles qui suivirent furent moins agitées. En me réveillant le lendemain vers quatre heures de l’après-midi, je trouvai quelques lignes par lesquelles lady Suzann m’apprenait son départ. Dieu merci, je sais aujourd’hui qu’un éclatant succès a