Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/1004

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

debout à la place d’honneur, venait de prononcer les paroles sacramentelles : Ladies and gentlemen, fill up your glasses, et le feu de file des bouchons qui sautaient en l’air de toutes parts prouvait assez que chaque convive répondait à cette invitation. Lady Suzann et moi-même nous nous empressâmes de suivre cet exemple. Il se fit alors un profond silence, au milieu duquel l’amphitryon porta la santé de sa très gracieuse majesté la reine Victoria, toast qui fut salué des plus bruyantes acclamations. Ce patriotique devoir accompli, tous les invités reprirent le chemin de la salle de bal.

Inutile d’ajouter que les préparatifs de combat que j’avais vus à l’étage inférieur avaient piqué au plus vif ma curiosité. Aussi, le souper fini, loin de regagner mes pénates, comme je l’eusse fait en toute autre circonstance, je me mêlai de nouveau à la foule des danseurs, résolu à ne pas quitter la fête avant les violons. Ma patience fut mise à une rude épreuve, à laquelle, je peux me rendre cette justice, elle résista victorieusement. Trois heures venaient de sonner que l’on entamait un cotillon où, en désespoir de cause et à la demande de lady Suzann, je pris place en compagnie d’une jeune Écossaise qu’un aide-de-camp oublieux avait laissée sans partner. L’habile chorégraphe qui avait pris la direction de la danse semblait devoir la prolonger, à l’aide des combinaisons les plus variées, jusqu’au lever au moins du soleil, lorsque l’aide-de-camp reparut dans la salle. Il avait échangé sa grande tenue écarlate contre la redingote bleue à brandebourgs, portait un sabre au côté et un revolver à la ceinture. D’un pas rapide il parcourut le cercle des danseurs, et tous les officiers qui en faisaient partie, saluant respectueusement leurs danseuses, sortirent du bal à sa suite. Il n’y avait pas à en douter : si le cotillon était terminé, une autre danse plus sérieuse allait commencer.

Le piétinement des chevaux, le sourd roulement des canons et des caissons retentissaient dans le lointain. Des fenêtres de la villa qui ouvraient sur le Meïdan, l’on put reconnaître à l’indécise clarté d’un pâle crépuscule quatre pièces d’artillerie attelées, et les deux compagnies du 3me de fusiliers du Bengale qui se dirigeaient vers les lignes des cipayes. — Si vous voulez monter avec moi sur la terrasse, nous pourrons mieux juger des événemens qui vont décider de notre sort et de celui de ces malheureuses femmes, — me dit le commissioner à l’oreille. L’instinct du danger avait indiqué cette place de refuge à ces pauvres affligées, et nous fûmes suivis dans notre ascension de tout le personnel féminin, sans exception, de la fête.

Vivrais-je cent ans, je n’oublierais pas le spectacle étrange que la terrasse de la villa présentait en cet instant à mes regards. Une cinquantaine de femmes en toilette de bal se pressaient contre la balustrade de pierre, le col tendu, l’œil animé d’une ardeur fébrile,