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à la danse, me dit ma compagne; nous aurons ici beaucoup plus d’air, beaucoup moins de cette horrible musique, et serons en un mot beaucoup mieux, vous pour entendre, moi pour vous dire l’épreuve à laquelle je vais mettre votre amitié pour moi et les miens.

— Vos bontés, lady Suzann, l’amitié qu’Hammerton m’a témoignée, ont laissé dans mon cœur un souvenir ineffaçable, et je suis heureux que vous puissiez mettre à contribution mes services.

— C’est ce dont je suis si bien convaincue, que je n’hésite pas à aborder avec vous un sujet bien pénible pour mon cœur. — Lady Suzann poursuivit après une pause : — Le vicomte Delamere, mon père, dont le nom est haut placé dans l’aristocratie anglaise, avait rêvé pour sa fille une place plus élevée encore ; aussi depuis cinq ans ne m’a-t-il pas encore pardonné un mariage qui a ruiné ses espérances. Mes appels les plus tendres, l’intervention de ses amis n’ont pu fléchir son implacable courroux. Dernièrement, pour mettre sous ses yeux le portrait de son petit-fils, j’ai dû, par un innocent subterfuge, avoir recours à votre obligeance et employer le ministère d’un de vos amis; mais si je connais bien cette implacable volonté, je n’ose espérer que les traits de l’innocent chérubin aient pu la faire fléchir. S’il ne s’agissait que de moi, de mes intérêts, j’accepterais ce châtiment mérité en silence, car aujourd’hui je n’hésiterais pas plus que je l’ai fait il y a cinq ans à unir mon sort à l’époux de mon choix, malgré la volonté de mon père. Tout le bonheur dont le plus tendre des hommes peut embellir la vie d’une compagne adorée, Hammerton me l’a donné, et je n’échangerais pas ma place à son foyer pour le trône de la reine d’Angleterre; mais il s’agit des intérêts de mon fils, de son avenir. Je me suis décidée à envoyer little Jimmy sans retard en Europe, et aussitôt de retour à Minpooree, j’obtiendrai d’Hammerton qu’il se résigne à ce sacrifice nécessaire dans l’intérêt de la santé et de l’éducation de notre enfant. Je rougis de le dire, il balbutie à peine quelques mots d’anglais, vous le savez, et serait incapable de dire le nom de son père. Puis-je compter que, loin des siens, mon fils trouvera toujours en vous un protecteur, un ami? — Tu comprends que cet appel d’une mère ne me trouva pas insensible, et qu’en quelques mots partis du cœur je m’engageai à me montrer digne de la confiance dont m’honorait cette noble femme.

— Votre promesse, reprit lady Suzann d’une voix émue, me rend bien heureuse. Depuis que je connais les terribles événemens de Meerut, vous ne savez pas à quel point je suis préoccupée du sort de ce pauvre petit, que les hasards de la guerre peuvent laisser sans soutien.

— Fier comme je le suis de l’affection dont vous venez de me donner une irrécusable preuve, permettez-moi de vous reprocher