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peuple, car comment un peuple qui ne saura pas conquérir la liberté pourra-t-il la conserver quand le secours étranger sera retiré ? Un peuple libre ne peut raisonnablement et justement prêter à un peuple qui s’efforce d’obtenir la liberté que le concours moral de l’opinion, à moins que l’intérêt de sa propre défense ne soit en jeu. La question est différente, si la tyrannie contre laquelle une nation s’insurge est étrangère ou soutenue par des armées étrangères. « Pour devenir un principe légitime de morale, dit M. Mill, il faut que la non-intervention soit acceptée par tous les gouvernemens. Il faut que les despotes consentent à être liés par ce principe aussi bien que les états libres. Sans cela, le principe de non-intervention, proclamé par les états libres, aboutirait à cette misérable conséquence, que l’injustice viendrait en aide à l’injustice, tandis que le droit ne pourrait aller au secours du droit. L’intervention pour imposer la non-intervention est toujours juste, toujours morale, sinon toujours prudente. » M. Mill illustre cette conclusion, qui est en effet la sanction et la sauvegarde du principe de non-intervention, par l’exemple du dernier soulèvement de Hongrie. Le jour où l’empereur Nicolas jeta ce défi à l’Europe occidentale d’intervenir contre les Hongrois au profit de l’empereur d’Autriche, c’eût été, suivant M. Mill, de la part de l’Angleterre et de la France un acte honorable et vertueux de déclarer au tsar que cela ne serait pas, et que si la Russie allait au secours de la mauvaise cause, les nations d’Occident iraient au secours de la bonne. « La première nation, écrit en finissant M. Mill, qui, assez puissante pour rendre sa parole efficace, aura le courage de dire qu’aucun coup de canon ne sera tiré en Europe par les soldats d’une puissance contre les sujets révoltés d’une autre, sera l’idole des amis de la liberté dans toute l’Europe. Cette déclaration seule assurera l’émancipation presque immédiate de tout peuple qui désirera assez la liberté pour être capable de la conserver, et la nation qui prononcera cette parole sera bientôt à la tête d’une alliance de peuples libres assez forte pour défier tous les despotes confédérés contre elle. Le prix est trop glorieux pour ne pas tenter tôt ou tard quelque pays libre : le temps est proche peut-être où l’Angleterre, si elle ne prend pas ce parti par héroïsme, sera obligée de le prendre pour sa sûreté. »

Il nous a paru utile de faire connaître cette intervention de M. Mill dans la polémique internationale et les graves conclusions auxquelles, avec ce mélange de modération et de vigueur qui sont les traits distinctifs de son esprit, arrive cet éminent penseur. Nous aurions voulu, si M. Mill n’avait pas eu à nos yeux des droits antérieurs et supérieurs à l’attention du public français, dire quelques mots d’un admirable discours qu’un membre des communes, M. Kinglake, vient de prononcer devant les électeurs de Bridgewater sur la situation de l’Angleterre vis-à-vis de l’étranger. Nous avons retrouvé dans ce discours, qui a produit dans le monde politique anglais une profonde sensation, des idées parentes de celles que nous avons plusieurs fois émises nous-mêmes sur la vertu essentiellement pacifique des institutions représentatives, et sur la sécurité réciproque que se donneront les nations européennes le jour où elles auront toutes assuré les garanties de leur liberté intérieure. Au surplus, les questions extérieures, quoiqu’elles y soient envisagées avec plus de calme que dans les derniers temps, continuent