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Et combien de fois ; ajoute avec raison M. Mill, les premiers promoteurs d’une entreprise n’ont-ils pas, au prix de leurs sacrifices, préparé la voie à ceux qui ont pu, au profit de tous, réaliser les avantages qu’on s’en promettait ! Pourquoi n’en serait-il pas ainsi pour le percement de l’isthme de Suez, si la tâche était trop grande pour la compagnie qui la première a voulu tenter cette œuvre audacieuse ?

Ces efforts de M. Mill pour ramener les hommes d’état anglais à une consistance plus rigoureuse dans leur langage et dans leur conduite sont louables assurément, car ils tendent à effacer une des causes principales des malentendus qui se sont élevés entre les Anglais et nous ; ce n’est point là cependant qu’est la portée la plus sérieuse de son écrit. Le principe de non-intervention est la force morale que l’Angleterre doit apporter au congrès de Paris. Toute définition de ce principe a donc en ce moment une importance particulière ; une définition qui vient de M. Mill doit surtout être prise en sérieuse considération, car on peut être sûr que, comme tout ce qui émane de cet écrivain, elle ne manquera pas d’influer sur l’esprit des hommes d’état anglais. M. Mill n’est point partisan des guerres faites pour une idée. Faire la guerre pour une idée, si c’est une guerre agressive et non défensive, lui paraît aussi répréhensible que de faire la guerre pour acquérir du territoire et du butin, car, selon lui, nous n’avons pas plus le droit d’imposer nos idées aux autres peuples que de les contraindre à subir sous toute autre forme nos volontés ; mais il croit que la guerre peut en certains cas être permise à un peuple, sans que ce peuple soit attaqué ou menacé, et il juge qu’il importe aux nations d’être bien fixées sur ces cas particuliers avant qu’ils ne se présentent. M. Mill sépare d’abord, par une distinction décidée, les principes qui peuvent diriger les nations civilisées dans leurs rapports avec les peuples barbares et les principes qui doivent diriger dans leurs relations réciproques les peuples de même civilisation. Dans le premier cas, dans celui où se trouvent la France en Algérie et l’Angleterre dans l’Inde, la guerre lui paraît permise, et a même à ses yeux un caractère hautement civilisateur. La vraie difficulté commence quand on examine les rapports mutuels des nations chrétiennes. Tous les esprits honnêtes proscrivent les guerres de conquête. On repousse également dans les pays libres toute idée d’intervention pour soutenir un gouvernement contre son peuple. « Un gouvernement, dit M. Mill, qui a besoin d’un secours étranger pour imposer l’obéissance à ses sujets est un gouvernement qui ne devrait pas exister. » L’intervention est un acte honnête, légitime, humain, lorsqu’elle a pour objet de mettre fin à une lutte indécise, et où un parti ne pourrait l’emporter qu’au prix de cruautés affreuses et de perturbations prolongées : c’est ainsi que les puissances européennes se sont interposées avec raison entre la Grèce et la Turquie, entre la Turquie et l’Égypte, entre la Belgique et la Hollande. La question délicate pour un pays libre est de savoir s’il peut venir au secours d’un peuple qui lutte contre son gouvernement pour conquérir ou pour conserver de libres institutions. Ici deux cas peuvent se présenter : le gouvernement contre lequel le peuple est soulevé est ou indigène ou étranger. Si le gouvernement est indigène, l’intervention en faveur du peuple n’est pas légitime aux yeux de M. Mill ; dans ce cas, on ne peut être assuré que l’intervention, même heureuse, tournera à l’avantage du