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pour sa politique étrangère, dénoncée comme le type de l’égoïsme, comme une nation qui ne cherche qu’à tromper, à supplanter ses voisins. Un ennemi vaincu, un rival distancé, pourrait à la rigueur exhaler une telle accusation dans un moment de mauvaise humeur ; mais que cette calomnie soit acceptée par les indifférens et passe à l’état de doctrine populaire, il y a bien là de quoi surprendre même ceux qui ont sondé le plus avant l’abîme des préjugés humains. Telle est pourtant, au sujet de la politique anglaise, l’opinion la plus répandue sur le continent. » M. Mill ne se contente pas de protester contre cette colossale méprise, dont naguère nous étions en train de voir les déplorables conséquences se dérouler parmi nous, et dont par contre-coup les Anglais subissent l’effet en se livrant à des armemens formidables et en s’imposant le fardeau de taxes extraordinaires. Avec sa sagacité de philosophe, il en recherche les causes, celles du moins que les Anglais peuvent s’imputer à eux-mêmes, et dont il est en leur pouvoir d’arrêter l’action malfaisante.

La situation paraît critique à M. Mill. « Nous sommes, dit-il, dans un de ces momens qui ne se présentent qu’une fois dans la vie d’une génération. » Suivant lui, la conduite et le renom de l’Angleterre peuvent décider d’une longue série d’événemens et de la direction d’une période historique pour l’Europe. Dans cette crise, M. Mill presse sévèrement les hommes d’état anglais de veiller à leur langage et à leurs actes. C’est, selon lui, par des imprudences et des inexactitudes de parole, c’est en déviant par caprice, sur des points secondaires, de la vraie politique générale de l’Angleterre, que les hommes d’état anglais compromettent la réputation de l’Angleterre, et fournissent matière aux jugemens injustes qui sont portés sur elle au dehors. Confirmant une observation très fine et très vraie de M. de Rémusat, M. Mill remarque que sur le continent on fait les Anglais plus habiles et plus profonds qu’ils ne le sont en réalité. On y recherche dans la conduite de l’Angleterre tout ce qui peut prêter aux accusations d’égoïsme. Si l’on n’en trouve pas la matière dans sa conduite ordinaire, on se rabat sur les exceptions, l’on donne à ces exceptions une importance exagérée, et l’on veut y découvrir les mobiles habituels de la politique anglaise. « On prend au mot, dit-il, le langage que nous employons sur nous-mêmes, et par lequel nous nous faisons pires que nous ne sommes. Ce mauvais langage par lequel nous nous calomnions nous-mêmes a deux causes : d’abord les Anglais répugnent tant à faire profession de vertus, qu’ils aiment mieux se faire fanfarons de vices ; ensuite les hommes d’état anglais, insoucians à l’excès de l’effet que leurs paroles peuvent produire à l’étranger, commettent l’erreur grossière de croire que les objets bas sont les seuls qui soient à la portée de ceux de leurs concitoyens qui ne font pas partie de l’aristocratie, et qu’il est toujours utile, sinon nécessaire, de mettre dans leurs discours ces objets en première ligne. » Comme exemple de ces erreurs de langage, M. Mill indique la formule banale sous laquelle les orateurs anglais présentent ordinairement la doctrine de non-intervention. C’est toujours, dit-il, le même honteux refrain : « Nous ne sommes pas intervenus, parce que les intérêts anglais n’étaient pas engagés. Nous ne devons pas intervenir, parce que les intérêts anglais ne sont pas en question. » A juger de l’Angleterre par ce langage, continue-t-il, on en fait un pays dont les hommes les plus distingués